Nouveau rappel (si du moins Geary en avait eu besoin) de l’horrible tournant qu’avait pris cette guerre en un siècle. « Navré, madame la coprésidente.
— Je comprends. » Elle se leva. « Je vais regagner ma cabine et feindre d’y avoir passé la journée. Les sénateurs Costa et Sakaï ignorent que les politiciens ont accès à la passerelle en de tels moments, et je préfère m’abstenir de les en informer. »
Desjani la suivit des yeux, le regard suspicieux. « Pourquoi est-elle soudain si aimable ? »
Geary suivit son regard. « Je n’en ai aucune idée.
— Elle connaît vos plans ?
— Pas en détail. »
« Contrairement à vous », avait-il failli ajouter, avant de décider que ce serait de l’acharnement.
Desjani se fendit d’un sourire lugubre. « Parfait. Quand donc en seront-ils tous informés ?
— Dans un jour et demi, quelques heures à peine avant le saut.
— Parfait, répéta-t-elle. D’ici là, le Donjon aura regagné le point de saut en claudiquant et sera reparti pour Varandal, de sorte qu’aucun message de dernière minute ne pourra lui être adressé qui risquerait de les compromettre.
— En effet », acquiesça-t-il sur un ton laissant entendre qu’il y avait déjà réfléchi. Mais le sourire ironique de Desjani lui apprit qu’il mentait toujours aussi mal.
La flotte était dans le système d’Atalia depuis un peu plus de douze heures quand la transmission leur parvint depuis la principale planète habitée. Sept individus se tenaient derrière un large bureau et l’un d’eux s’adressa à Geary avec componction.
« De la part des dirigeants des Mondes syndiqués du système stellaire d’Atalia, à l’intention du capitaine Geary. Nous avons voté la sécession d’avec les Mondes syndiqués et fondé un système stellaire autonome. Nous désirons présenter officiellement à l’Alliance la reddition d’Atalia, à la condition que vous garantissiez personnellement la sécurité de ses habitants contre toute attaque ou mesure de représailles. »
Geary se rejeta en arrière dans un des fauteuils de sa cabine, fixa l’écran puis retransmit le message à l’intérieur de l’Indomptable. « Madame la coprésidente, j’aimerais que vous preniez connaissance de cette déclaration. »
Moins de dix minutes plus tard, l’alarme de son écoutille lui annonçait l’arrivée de Rione. Elle affichait en entrant une mine triomphante mâtinée d’inquiétude. « Une reddition ?
Savez-vous quand un système stellaire syndic s’est rendu à l’Alliance pour la dernière fois ?
— Non.
— Ça ne s’est jamais produit. On peut sans doute les conquérir et les soumettre au prix de très gros efforts, et il arrive parfois à des coalitions de forces armées ou de cités particulières de se rendre sous la pression, mais jamais un système stellaire en son entier. » Rione s’assit, les paupières baissées. « Aucun signe d’une révolution dans ce système ?
— Non. Ça n’a pas l’air de se passer comme à Héradao. Ni les senseurs de la flotte ni le service du Renseignement n’ont eu connaissance de luttes intestines ou d’un problème quelconque avec le commandement et le réseau de contrôle syndics. »
Le regard de Rione se reporta sur l’hologramme de la cabine de Geary. « Nous avons brisé l’échine des forces loyalistes à notre émergence du point de saut. Tué tous ceux qui préféraient la mort à la reddition. C’est chose faite et, maintenant, ceux qui restent ne sont plus trop pressés de livrer des batailles désespérées. »
C’était logique jusque-là, mais ça soulevait une grosse question. « Comment diable puis-je accepter la reddition d’un système stellaire ? Je n’ai pas à ma disposition le dixième de l’infanterie spatiale ou terrestre dont j’aurais besoin pour occuper quelques sites stratégiques. »
Elle lui jeta un regard lugubre. « Tu pourrais aussi te demander comment tu comptes le protéger des représailles des Syndics. Tu n’as pas l’intention de laisser sur place une partie conséquente de la flotte, j’imagine ?
— Non. » Geary faisait les cent pas en s’efforçant de déterminer comment il allait réagir. « Le Donjon n’a pas encore sauté. J’ai vérifié sa position et nous devrions encore avoir le temps de lui envoyer un message avant qu’il ne sorte de ce système pour regagner Varandal. Il pourrait le transmettre à l’Alliance, qui, dès lors, enverrait ici quelques autres unités pour venir à bout des vaisseaux légers dont les Syndics disposeraient toujours dans ce secteur.
— Atalia a été pilonné à mort au cours du dernier siècle. Les Syndics n’y tiennent pas exactement comme à la prunelle de leurs yeux. » Rione haussa les épaules et se leva. « Mais nous n’allons pas l’annexer. Je vais préparer un message que le Donjon transmettra au Grand Conseil, en suggérant que nous offrions à ce système une protection limitée mais sans promettre davantage. L’Alliance ne peut pas prendre la responsabilité d’entretenir des systèmes stellaires syndics en sus des siens. Veille à spécifier dans ton propre message au Donjon que tu as promis sur l’honneur de ne plus bombarder la population d’Atalia, sauf en cas d’attaque des unités de l’Alliance dans ce système. »
Dès que Rione fut sortie, Geary se mit à l’ouvrage pour ciseler sa réponse. À un moment donné, une sirène lui annonça que le bombardement cinétique programmé douze heures plus tôt par l’Alliance avait atteint certaines de ses cibles lointaines. Il n’était pas question de mettre un terme à la progression des « cailloux », puisque, pas plus que les Syndics, l’Alliance n’était capable de les arrêter.
Pourtant un dernier détail le turlupinait : Atalia ne s’était pas rendu à l’Alliance… mais à lui.
Le capitaine Duellos (l’homme en chair et en os, pas son image virtuelle) se pencha en arrière et balaya du regard la cabine de Geary. « Je m’attends toujours à découvrir un décor un peu différent quand je m’y trouve en personne, si réalistes que soient censément mes visites virtuelles. Trop de gens se servent de filtres qui donnent au visiteur virtuel une fausse idée de grandeur ou toute autre illusion immaculée qui leur semble préférable à la réalité.
— Alors, est-il différent ? s’enquit Geary en se laissant tomber dans un fauteuil face à Duellos.
— Nullement, autant que je puisse le dire. » Duellos haussa les épaules. « Je n’y comptais pas, d’ailleurs. Vous m’avez toujours paru imperméable aux illusions. »
La plupart des visites de vaisseau à vaisseau s’effectuaient sur le mode virtuel, mais, si les visites physiques étaient relativement peu fréquentes, elles n’étaient pas pour autant sans précédent. En l’absence de toute menace ennemie, Duellos avait donc pris une navette pour aller d’abord voir une vieille connaissance qui commandait dorénavant à l’un des nouveaux croiseurs de combat, puis il avait fait un crochet par l’Indomptable avant de regagner l’Inspiré. « Comment se porte votre ami de l’Agile ? demanda Geary.
— Bien, encore que légèrement soucieux en raison de tout ce qu’il entend dire sur les méthodes de combat radicalement nouvelles de Black Jack Geary. Je l’ai rassuré en lui affirmant qu’elles étaient honorables, efficaces et transmissibles, ainsi qu’il a pu s’en rendre compte dès notre arrivée à Atalia. Il tenait à me voir en personne pour me remettre un souvenir d’un ami mutuel récemment tombé au combat, qui souhaitait me léguer un objet personnel afin que je garde en mémoire les… moments que nous avons passés ensemble. » Duellos se tut quelques instants puis regarda Geary droit dans les yeux. « Je m’attends encore à recevoir un message de Jaylen Cresida, portant sur ses dernières recherches et une tactique dont elle souhaitait m’entretenir.