— Oui, amiral Geary, répondit Rione sur un ton inhabituellement docile.
— Mettons le cap sur le point de saut pour Indras, capitaine Desjani. Je ne tiens pas à passer ici une seconde de plus qu’il n’est nécessaire.
— Je préférerais encore la proximité d’un trou noir », convint Desjani.
Outre qu’elle servirait de leçon de choses à l’humanité, en lui montrant ce à quoi d’innombrables systèmes avaient échappé d’un cheveu, Kalixa aurait aussi le mérite d’échauder l’enthousiasme excessif de la flotte en rappelant à tous les risques qu’ils encouraient encore et les enjeux potentiels d’un échec. En observant les réactions de l’équipage de l’Indomptable, Geary se demanda ce qu’elles seraient s’il apprenait que le désastre de Kalixa n’était pas dû à un accident ni à une erreur des Syndics, mais à un acte délibéré. Si révolté qu’il fût par ce gaspillage de vies et la destruction de ce système, il se demandait aussi si le plus grand défi qu’il aurait à relever ne serait pas de déjouer les plans des extraterrestres sans pour autant déclencher une guerre vengeresse. Sa propre réaction viscérale (le leur faire payer) serait probablement unanime. Mais au prix, sans doute, de la dévastation d’autres systèmes stellaires humains, qui aurait pour seule conséquence d’entraîner l’humanité dans un nouveau cycle infernal de représailles et de vengeances. Et, du moins jusqu’au jour où ils en auraient appris plus long sur la puissance réelle de ce nouvel ennemi et sauraient s’il disposait réellement, comme Desjani en avait émis l’hypothèse, d’autres moyens d’anéantir d’entiers systèmes stellaires, toute tentative de représailles risquerait de se solder par la destruction de nombreux systèmes comme Kalixa et d’innombrables milliards de morts.
Si forte soit mon envie de me venger contre ces gens ou ces choses, tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est empêcher que cela se reproduise et en apprendre davantage sur les coupables.
Peut-être notre invité syndic pourra-t-il y contribuer.
Geary fit à nouveau extraire le commandant syndic Boyens de sa cellule et le fit conduire dans la salle d’interrogatoire. « Nous savons que votre flottille de réserve a attaqué Varandal pour venger l’effondrement du portail de Kalixa, déclara Geary. Vous deviez pourtant savoir que l’Alliance n’en était pas responsable.
— Non, nous l’ignorions. Qui d’autre aurait pu faire une chose pareille ?
— Vous aviez affronté ces extraterrestres pendant des décennies. »
Le Syndic fixa longuement Geary comme s’il s’efforçait d’établir un lien entre cette dernière affirmation et l’effondrement du portail de Kalixa. « Ils n’ont jamais pénétré aussi profondément dans le territoire des Mondes syndiqués. Quoi qu’il en soit, nous avons visionné à maintes reprises l’enregistrement de cet effondrement, que le croiseur C-875 a rapporté à Héradao. On n’y voit aucun signe d’une attaque extraterrestre contre le portail. Ils n’auraient pas pu y parvenir. Mais, en revanche, nous savions que vous aviez déjà provoqué celui d’un autre portail au moins d’un de nos systèmes stellaires.
— Vous voulez parler de Sancerre ? Où nous avons dû empêcher que les vaisseaux syndics ne déclenchent l’effondrement du portail et une dévastation identique à celle de Kalixa ? Ou bien de Lakota, où vos bâtiments l’ont anéanti alors que la flotte ne se trouvait qu’à quelques heures-lumière ? »
Boyens serra les dents, entêté. « J’ai vu des enregistrements de vos vaisseaux tirant sur le portail de Sancerre.
— Pour provoquer un effondrement contrôlé. Mais, si vous avez vu ceux que ce croiseur lourd a rapportés de Kalixa, vous savez sûrement qu’aucun bâtiment de l’Alliance n’était sur place quand son portail a flanché.
— Ça m’a l’air vrai. » Boyens fixa le pont en plissant pensivement le front. « L’Alliance a presque réussi à le faire. C’était notre conclusion. Vous avez parlé des extraterrestres, mais ils n’ont jamais fait s’effondrer un portail de la région frontalière. S’ils avaient voulu nous attaquer, pourquoi s’y risquer si loin de leur frontière avec nous ? »
Il se produit là quelque chose de crucial, songea Geary à la fin de l’interrogatoire ; de bien plus important que les accusations des Syndics reprochant à l’Alliance d’avoir provoqué l’effondrement des portails de Sancerre et de Kalixa. Ça a trait à la conception qu’ils se font des extraterrestres. Infoutu de mettre le doigt dessus, il classa cette ébauche d’idée dans un tiroir de son esprit.
Il fallut trois jours à la flotte pour atteindre le point de saut pour Parnosa. Dès que les ruines hantées de Kalixa disparurent et que le néant gris de l’espace du saut environna les vaisseaux, Geary sentit le soulagement se répandre dans tout l’Indomptable. Il se détendit lui aussi, conscient qu’un long saut attendait la flotte. Huit jours et demi, presque le maximum. Vers la fin de la première semaine, les étranges tensions engendrées par l’espace du saut les rendraient tous nerveux et irritables, mais il ne s’attendait pas à ce qu’il en découlât de réels problèmes.
Sept jours plus tard, alors que Geary observait les lumières de l’espace du saut en s’efforçant de ne pas se laisser atteindre par cette bizarre sensation de démangeaison qui ne cesse de croître à mesure qu’on y séjourne, l’alarme de son écoutille carillonna de façon particulièrement pressante.
Un instant plus tard, Tanya Desjani faisait irruption dans sa cabine, l’air prête à percer un trou à mains nues dans la coque. « Je ne supporterai pas une seconde de plus cette femme sur mon vaisseau !
— Quelle femme ? demanda Geary, qui connaissait déjà la réponse. Et que vous a-t-elle fait ?
— La politicienne ! Vous savez parfaitement comment elle s’est conduite ! Vous étiez présent quand elle m’a sorti ces aménités ! »
Geary la fixa un instant, bouche bée. « Euh… oui. J’étais là, effectivement.
— Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi ? » Sans même attendre la réponse, Desjani poursuivit précipitamment : « J’ai fini par le lui demander en face et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? Une petite idée ?
— Non. » Les réponses monosyllabiques lui semblaient pour l’instant plus prudentes.
« Parce que je compte beaucoup pour vous. Voilà ce qu’elle a dit. Je compte beaucoup à vos yeux et elle s’efforce de préserver ma bonne humeur. »
De toute évidence, les efforts de Rione avaient fait long feu. Geary se contenta d’opiner sans mot dire, car toutes les réponses qu’il aurait pu fournir, fussent-elles monosyllabiques, lui semblaient risquées.
Le visage empourpré, Desjani brandit un poing colérique. « C’est exactement comme ces effroyables allusions selon lesquelles je devrais m’offrir à vous comme un trophée si vous consentiez à devenir dictateur ! Je ne suis ni un jouet ni un pion que vos amis ou vos ennemis peuvent manier et contrôler ! Je suis un capitaine de la flotte de l’Alliance, situation que j’ai méritée en versant ma sueur et mon sang et en servant honorablement ! Je n’accepterai de personne qu’on tente de me manipuler, de m’utiliser ou de me manœuvrer pour chercher à vous influencer ! »