Il croisa son regard furibond. « Je comprends. »
Elle soutint le sien. « Vraiment ? En êtes-vous seulement capable ? Ça vous plairait de vivre dans mon ombre ?
— Jamais je ne…
— Il ne s’agit pas de vous ! Mais de tous ceux qui, dans ce fichu univers, nous regardent et ne voient que vous ! Je n’ai pas vécu jusque-là pour me retrouver dans la peau d’un insignifiant faire-valoir ! »
L’image ne lui avait jamais traversé l’esprit et ça le perturba. Il aurait dû se rendre compte que le rayonnement de Black Jack Geary ternirait l’image de Tanya. « Jamais vous ne serez insignifiante.
— Allez donc le dire au reste du monde. » Desjani agita la main comme pour embrasser toute la création.
« Je n’y manquerai pas. Je vous demande pardon. Je traîne tout un tas de casseroles.
— Je vous ai déjà dit qu’il ne s’agissait pas de vous ! Mais de tous les autres et de la façon dont ils me voient. Ou ne me voient pas, plutôt. » Elle serra les poings. « Pourquoi faut-il que tout cela se produise ? Pourquoi ma tête n’écoute-t-elle pas mon cœur ? Quand cette sorcière m’a donné les raisons de sa conduite, j’ai éprouvé le besoin de déverser ma rage sur quelqu’un, faute de quoi j’aurais fait sauter tous les plombs de ce vaisseau ! Et vous êtes le seul sur lequel… Mais aussi le seul auquel je ne devrais pas… Oh, merde ! » Desjani recula d’un pas et se passa les mains dans les cheveux. « Nous sommes dangereusement proches d’aborder un sujet qui nous est interdit.
— Pour l’instant, oui.
— Jusqu’au jour où… Y avez-vous réfléchi ? À ce projet de renoncer à votre grade d’amiral de la flotte ? De renoncer à son commandement ? Avez-vous décidé de revenir sur vos intentions ?
— Non, répondit-il à voix basse.
— Serais-je la seule de nous deux saine d’esprit ?
— Tout dépend de votre définition de la santé mentale. »
Elle lui jeta un regard furieux empreint de dépit. « Je n’avais pas vraiment compris… Il faut que j’aille parler à mes ancêtres. » Desjani se mit au garde-à-vous, sa voix se fit plus calme et son ton plus réservé. « Autre chose, amiral Geary ? »
Il réprima une forte envie de lui dire qu’elle était entrée en trombe dans sa cabine de son propre chef sans même qu’il l’eût convoquée. « Non, ce sera tout. »
Elle salua avec affectation puis sortit.
Une demi-heure plus tard, Rione entrait à son tour. « Il y a quelque chose dont je devrais probablement te faire part, commença-t-elle.
— Je suis déjà au courant. Tu ne vois donc pas les traces de griffes que Desjani a laissées un peu partout dans cette cabine ?
— Apparemment, tu t’en es tiré en un seul morceau. » Rione haussa les épaules. « J’essayais seulement d’être aimable. Je ne vois pas pourquoi ça l’a tellement perturbée.
— Tu n’étais plus dans la peau du personnage ? suggéra-t-il.
— Elle a dû trouver ça suspect, j’imagine. » Au lieu de prendre ombrage de sa remarque, Rione parut s’en amuser. « Elle est venue se faire consoler, hein ?
— Pas drôle.
— Non. C’est sans doute pour elle une source de tourment. Je m’efforçais sincèrement de lui faciliter la vie. » Rione s’accorda une brève pause. « Lorsque sa colère sera suffisamment retombée, tâche de trouver le moyen de le lui faire savoir : je ne lui ai dit que ce que je croyais vrai. Dommage qu’elle soit incapable de l’accepter.
— Je tâcherai au moins de lui faire part de la première partie. »
Au temps pour une méthode susceptible de dissiper la mésentente entre ces deux femmes. Si différentes qu’elles fussent, elles évoquaient des éléments qui, combinés, formaient une masse critique. Le seul moyen d’éviter l’explosion était encore de les tenir éloignées.
« Elle a toutes les raisons d’en vouloir au destin.
— Toi aussi. » Rione expira lentement. « Je m’efforcerai de ne pas vous rendre les choses plus difficiles à l’avenir.
— Pourquoi ? Seulement parce que ça m’importe ? Je sais que Tanya Desjani ne t’inspire aucune affection.
— Non, pour deux raisons. » L’espace d’une longue seconde, il se demanda si elle allait ajouter quelque chose ; puis Rione reprit à voix basse : « Parce que celle que j’ai été naguère ne se serait pas contentée de s’inquiéter de la manière dont autrui pourrait servir ses propos ou assouvir ses besoins. J’ai longtemps cru que j’avais vendu mon âme pour ce que je croyais important à l’époque, mais j’ai appris depuis que je l’avais conservée. Et, si tu répètes un seul mot de ce que je viens de te confier, je nierai l’avoir jamais dit et nul ne te croira.
— Ton secret sera bien gardé. »
Rione lui lança un regard ironique. « Laisser croire aux gens que les politiciens ont une âme, ça l’afficherait mal, n’est-ce pas ? Au fait, en parlant de politiciens sans âme, la sénatrice Costa prend ses renseignements sur ton capitaine et toi, afin d’avoir barre sur toi si besoin. Sa frustration ne cesse de croître, sans doute parce que le personnel de ta flotte refuse de répandre sur toi la moindre calomnie.
— Il n’y a strictement rien à répandre. » Geary se demanda quels sinistres ragots auraient bien pu parvenir aux oreilles de Costa si les capitaines Kila, Numos et Faresa avaient toujours été aux commandes d’un vaisseau.
« C’est parfaitement exact. À ce que j’ai entendu dire, tes officiers et tes matelots ne cessent de vanter votre comportement honorable à tous les deux. Pas précisément la pitance d’un maître chanteur. »
Satisfaisant, sans doute, mais aussi déconcertant. Dans la mesure où les rumeurs portant sur sa « liaison » avec Desjani avaient débuté bien avant d’avoir le moindre fondement réel, se dire que la flotte entière daubait sur eux deux, même en tout bien tout honneur, n’en restait pas moins embarrassant. « Sakaï ne l’imite pas ?
— Ce n’est pas sa méthode. Son principal moyen de pression est censément son origine kosatkienne. Personne ne te l’a dit ?
— Non. » Desjani et la grande majorité de l’équipage de l’Indomptable venaient aussi de Kosatka.
« Sakaï a d’ores et déjà découvert que ça ne l’aiderait pas beaucoup s’il cherchait à dresser les spatiaux contre toi. Il a tenté de jouer sur la loyauté de ton capitaine à l’égard de sa planète natale, sans aucun succès. »
Geary se rejeta en arrière en affichant ostensiblement son mécontentement. Il avait espéré, contre toute raison, que les deux autres sénateurs lui feraient au moins confiance jusqu’à ce qu’il leur donne un motif de se méfier de lui. « Mais tu es de notre côté.
— Je suis du “côté” de l’Alliance, amiral Geary, répliqua sèchement Rione. Agis à son encontre et je ferai ce qu’il faut. Je ne m’attends plus à ce que cela se produise, mais ne t’imagine surtout pas que ma loyauté t’est à tout jamais acquise. Je ne suis pas éprise de toi, moi. » Elle tourna les talons et sortit.
Parnosa.
Geary ne parvint pas à réprimer entièrement son anxiété quand la flotte fit irruption à la lisière du système stellaire. Son portail de l’hypernet se dressait derrière l’étoile, à six heures-lumière du point d’émergence. « Obtenez-moi dès que possible une évaluation du portail. Je veux savoir s’il est équipé d’un dispositif de sauvegarde avant que la flotte ne s’éloigne trop du point de saut. »
Pour les senseurs optiques de la flotte, une distance de six heures-lumière n’était pas un problème. Au bout de quelques secondes, l’écran de Geary se remettait à jour et affichait des données sur tout ce qui se trouvait dans le système. Il attendit avec une impatience qu’il avait du mal à maîtriser l’information qu’il devait absolument connaître.