— Laissez-moi deviner. » Elle regarda autour d’elle comme si elle s’attendait à voir Tanya Desjani. « Et moi, que suis-je censée faire, amiral ?
— Est-ce ma petite-nièce ou le capitaine Jane Geary qui me pose cette question ?
— Votre nièce. Le capitaine Jane Geary est capable de préserver une relation strictement professionnelle. Je sais comment m’y prendre. »
Y voyant une perfide (mais bien peu subtile) allusion à Desjani, Geary se renfrogna. « Vous n’êtes pas la seule. »
Elle se détendit légèrement. « Toutes mes excuses. Je ne sous-entendais rien. Je n’ai rien entendu dire qui pût apporter la preuve d’un comportement déplacé de votre part ni d’ailleurs de quiconque. Mais nous emprunterons sous peu l’hypernet syndic, où les communications entre vaisseaux seront impossibles. Nous risquons d’affronter de rudes combats à la sortie, et il fallait absolument que je m’entretienne avec vous avant, car vous ou moi, voire nous deux pourrions n’être plus là ensuite.
— Merci. » Geary se relaxa à son tour. « Restez brièvement ma petite-nièce, s’il vous plaît. Je ne peux qu’imaginer ce qu’on ressentait à grandir dans l’ombre de Black Jack et de cette guerre. Je ne peux rigoureusement rien changer à ce qu’il est advenu durant mon sommeil de survie. Mais je peux au moins tâcher de réparer ce qui est à ma portée. Vous devez comprendre que j’ai… » La voix lui manqua l’espace d’un instant ; il voyait de nouveau en elle des rappels de son frère. La plupart du temps, il pouvait encore prétendre qu’en dépit des profonds bouleversements qui s’étaient opérés dans la flotte rien n’avait réellement changé chez lui, que son frère travaillait toujours à Glenlyon et que ses parents y vivaient encore. Mais pas devant Jane Geary.
Elle le regarda puis parut sauter du coq à l’âne : « J’ai servi pendant un certain temps avec le capitaine Kila à l’époque où nous étions encore lieutenants toutes les deux. »
Les souvenirs que ravivait ce nom étouffèrent fugitivement la colère de Geary. « Toutes mes condoléances. Ça n’a pas dû être agréable.
— Ça ne l’était pas, reconnut-elle. L’auriez-vous fait fusiller ?
— Enfer, oui ! Elle avait du sang de l’Alliance sur les mains.
— J’ai aussi connu le capitaine Falco », avoua Jane.
Geary fit la grimace. « Il est mort… honorablement. »
Quelque chose dans sa réponse parut frustrer Jane Geary.
Elle hocha encore la tête. « Il y a une chose qu’il faut que je vous dise. J’ai moi aussi un message à vous transmettre. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir tant tardé à vous le délivrer. »
C’était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait. « Un message ?
— Quand j’étais petite, nous rendions souvent visite à mon grand-père, votre frère, et, un certain soir, je l’ai trouvé dehors en train de regarder les étoiles. Je lui ai demandé ce qu’il faisait et il m’a répondu qu’il cherchait quelque chose. Je me suis enquise de ce que c’était et il s’est expliqué : “Mon frère. Il me manque. Si jamais tu le croises là-haut, dis-lui qu’il m’a manqué.” »
Geary la fixa, trop bouleversé pour s’emporter de nouveau. « Il vous a dit cela ?
— Oui. Je n’ai jamais oublié une seule de ces paroles, même si je ne m’attendais nullement à devoir les répéter un jour. » Elle soupira. « J’aurais dû vous transmettre ce message depuis longtemps. Il nous a toujours affirmé que vous correspondiez exactement à votre légende, vous savez. La perfection absolue. Le plus grand héros qui ait jamais vécu.
— Mike ? Mon frère me disait parfait ?
— Oui. »
Geary ne put retenir un rire bref. « Il ne me l’a assurément jamais dit quand… de son vivant. Bon sang ! Il est mort depuis longtemps. Tous le sont. » Le vernis de plusieurs mois de déni s’effrita brusquement et Geary s’effondra, le visage entre les mains.
Jane Geary brisa finalement le silence. « Pardonnez-moi. J’ai encore autre chose à vous dire. Nous n’avons jamais cru en vous, Michael et moi. Black Jack n’était qu’un mythe à nos yeux. Mais nous nous trompions. »
Cet aveu arracha brutalement Geary à son chagrin. « Que non pas ! Black Jack est bel et bien un mythe. Je ne suis que moi-même.
— J’ai consulté les archives depuis que vous avez pris le commandement de la flotte et j’ai parlé à de nombreux officiers. Jamais je n’aurais pu faire ce que vous avez réalisé. Personne, au demeurant. » Elle s’interrompit puis éructa une question. « Vous avez parlé à vos ancêtres depuis votre retour, n’est-ce pas ? Avez-vous le sentiment que Michael pourrait être encore vivant ? »
Geary serra le poing et l’abattit sur son fauteuil. « Je n’en sais rien. Mes ancêtres ne m’ont jamais fourni une réponse claire à cet égard. Ni dans un sens ni dans l’autre. »
Elle hocha la tête, l’air légèrement soulagée. « Pareil pour moi. Vous savez ce que ça pourrait signifier ?
— Non, je l’ignore.
— Sérieusement ? Ça peut vouloir dire qu’il est entre la vie et la mort. Et que vos décisions, vos actes pourraient encore faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, décider du sort de cette personne, de sa vie ou de sa mort.
— Je ne l’ai jamais entendu dire. » Les croyances avaient apparemment beaucoup changé en un siècle. C’était aisément compréhensible, compte tenu du grand nombre des prisonniers de guerre et de l’absence de tout échange d’informations à leur sujet. Les parents se raccrochaient au moindre fétu de paille, à chaque bribe d’information, à chaque lueur d’espoir.
Jane Geary hocha fermement la tête. « Tout le monde dans la famille partageait cette opinion à votre sujet. Nous nous adressions à nos ancêtres, mais nul ne ressortait jamais de ces entretiens avec l’impression que vous les aviez rejoints. C’est certainement pour cette raison que mon grand-père m’a demandé de vous transmettre ce message si je vous rencontrais. Si vous étiez décédé, il se serait attendu à vous voir le premier en rejoignant vos ancêtres à sa propre mort. Mais personne ne vous croyait parmi eux. » Son expression se fit féroce. « Nous n’en avons jamais parlé en dehors de la famille. La légende a certes enflé, au point d’affirmer que vous reviendriez un jour sauver l’Alliance, mais pas parce que les nôtres se sont ouverts à autrui de votre survie. Je ne sais pas d’où vient la légende. Mais elle disait vrai. Il m’a fallu longtemps pour l’accepter.
— Non, Jane, je vous en prie. Ceux avec qui je n’ai aucun lien de parenté placent déjà suffisamment d’espérances en moi. » Il écarta les mains. « Savoir qu’on me croit humain est réconfortant. Ça m’est même vital. »
Elle réfléchit un instant puis opina. « Je crois comprendre. Mais, en ma qualité de parente, je veux connaître la vérité. Où étiez-vous pendant toutes ces années ? Avec ces mystérieuses lueurs de l’espace du saut ? Parmi les vivantes étoiles elles-mêmes ? »
Jane était manifestement sérieuse, aussi Geary se retint-il d’éclater de rire, ce qui aurait sans doute blessé sa petite-nièce. « Si seulement je me le rappelais. Mais je ne me souviens de rien, en réalité. Je me suis endormi puis réveillé à bord de l’Indomptable.
— Pas même dans vos rêves ? demanda-t-elle, visiblement désappointée.
— Je ne… Je n’ai aucune certitude, rectifia-t-il aussitôt. Il m’arrive de temps en temps de m’imaginer qu’un fragment de souvenir me revient. Mais les médecins affirment que, lors de l’hibernation, toutes les fonctions de l’organisme sont suspendues, ou tout du moins ralenties autant que faire se peut. Les processus cérébraux aussi. Je ne réfléchissais pas, donc je ne pouvais pas rêver non plus. C’est ce qu’ils disent. S’il s’est passé quelque chose, je ne m’en souviens pas. » Il regarda sa petite-nièce ; cette enfilade de questions le mettait mal à l’aise et il aspirait à changer de sujet de conversation. « Qu’auriez-vous fait si vous ne vous étiez pas engagée dans la flotte ? »