Geary laissa Rione le devancer et flanquer Timbal puis leur emboîta le pas pour quitter le hangar. Le plus gros de sa fébrilité s’était évanoui, remplacé, à l’idée que le Grand Conseil avait présumé qu’il agirait de manière déshonorante, par une colère froide qui réduisait à néant tous ses doutes. Rione et lui arpentèrent un labyrinthe de couloirs et de salles sur les brisées de Timbal. À l’instar de nombre de stations orbitales, Ambaru s’était agrandie par un entassement de couches successives. De manière fort peu surprenante, le Grand Conseil avait choisi de siéger dans la salle la plus intérieure et, de ce fait, la plus sûre de la station.
En y pénétrant, Geary constata qu’une des cloisons était presque entièrement occupée par un large hublot virtuel montrant l’espace comme si la salle elle-même se trouvait dans les abords extérieurs de la station. Un diorama des étoiles flottait au-dessus de la grande table de conférence, tandis qu’une représentation miniaturisée de la flotte et de l’ensemble des vaisseaux présents dans le système de Varandal s’affichait de l’autre côté, un peu à l’écart. Sept hommes et femmes en civil étaient assis derrière la table, et un amiral et un général de l’armée de terre étaient plantés à côté, dans une posture peu confortable.
Geary avait certes tenu de nombreuses conférences depuis qu’il assumait le commandement de la flotte, mais celle-là était différente. Contrairement à ce qui se passait dans la salle de réunion de l’Indomptable, toutes les personnes présentes l’étaient physiquement au lieu d’y assister virtuellement par le truchement du logiciel de conférence. Plus capital encore, Geary n’y occupait pas le plus haut rang hiérarchique. Il n’avait pas eu conscience de s’être à ce point habitué à cette position pendant les longs mois qui avaient suivi son affectation inattendue et durant lesquels la flotte avait si souvent frôlé l’anéantissement. Mais il se rendit bientôt compte que la différence la plus troublante était peut-être l’absence du capitaine Tanya Desjani. Il avait fini par s’habituer à sa présence, à son soutien et à ses conseils lors de réunions stratégiques cruciales.
Il avança jusqu’au milieu de la table et salua : « Capitaine John Geary, commandant de la flotte de l’Alliance au rapport », se présenta-t-il avec toute la raideur officielle voulue.
Le grand civil efflanqué qui occupait le centre de la table hocha la tête et fit un geste vague. « Merci, capitaine Geary.
— Qui vous a nommé commandant de la flotte, capitaine ? demanda un autre politicien.
— L’amiral Bloch m’a désigné pour occuper ces fonctions dans le système mère syndic, juste avant de quitter la flotte pour aller mener des négociations avec les Syndics à bord de leur vaisseau amiral, répondit Geary sans cesser de fixer la cloison. À sa mort, j’ai gardé le commandement dans la mesure où je jouissais de la plus grande ancienneté.
— Vous le saviez déjà », murmura à son collègue une politicienne, femme râblée et de petite taille.
L’homme qui avait parlé le premier fit signe aux autres de se taire puis lança un regard noir à deux personnes qui s’apprêtaient malgré tout à ouvrir la bouche : « Le président du Conseil s’exprime ! » aboya-t-il.
Cela lui valut quelques regards de défi qu’il força promptement à se détourner de sa personne, puis il fixa longuement Geary. « Pourquoi êtes-vous là, capitaine ? finit-il par demander.
— Pour faire mon rapport sur les dernières opérations menées sous mon commandement par la flotte, quand elle avait perdu le contact avec les autorités de l’Alliance, ainsi que pour fournir des recommandations relativement aux opérations futures, récita-t-il.
— Des recommandations ? »
Le grand civil maigre se rejeta en arrière en scrutant Geary. Puis son regard se reporta brusquement sur Rione « Madame la coprésidente, sur votre serment à l’Alliance… est-il sérieux ?
— Il l’est.
— Il est isolé de ses félons de fusiliers, sénateur Navarro, intervint à brûle-pourpoint le général d’infanterie. Nous pouvons l’arrêter sur-le-champ… le faire sortir de la station et du système de Varandal avant que quiconque…
— Non. » Navarro secoua la tête. « J’étais au mieux indécis quant à ce qu’on m’avait présenté comme une simple précaution. Maintenant que j’ai rencontré cet homme, je suis persuadé que c’eût été une erreur.
— C’est au Grand Conseil en son entier de prendre cette décision, intervint une femme mince.
— Je suis d’accord avec le sénateur Navarro », déclara la femme râblée, s’attirant de ce fait quelques regards stupéfaits, ce qui fit comprendre à Geary qu’elle ne soutenait pas d’ordinaire Navarro.
Un autre homme du Conseil secoua la tête avec une hostilité marquée : « Il est monté à bord de cette station avec une troupe d’assaut de fusiliers…
— Sage précaution, n’est-ce pas ? répliqua la femme râblée.
— Nous pouvons y mettre fin tout de suite ! insista le général. L’arrêter sur sa lancée ! »
La main du sénateur Navarro s’abattit sur la table avec assez de force pour que le coup fasse résonner les cloisons et ramène provisoirement le silence. Il balaya la tablée d’un regard dur puis le verrouilla sur le général : « Arrêter quoi, général Firgani ? Dites-moi un peu pourquoi le capitaine Geary aurait laissé ces fusiliers dans la soute des navettes s’il avait eu l’intention de nous nuire ici et maintenant ? » Le général fusilla Geary des yeux sans mot dire pendant que Navarro reportait aussi le regard sur lui. « Capitaine Geary, il me semble que nous venons tout juste d’éviter une très fâcheuse méprise. L’Alliance n’a jamais arrêté ses citoyens pour des crimes qu’ils n’ont pas encore commis, surtout quand ils n’ont montré par aucun signe qu’ils s’apprêtaient à les commettre, et encore moins quand ils viennent de lui rendre les services que vous lui avez rendus. Toutes mes excuses, capitaine. »
Navarro se leva et s’inclina légèrement devant Geary, tandis que le froncement de sourcils du général s’accentuait et que d’autres conseillers affichaient leur exaspération.
« Merci, monsieur », répondit Geary. La courtoisie de Navarro avait dissipé partiellement sa colère. « On avait mis mon honneur en cause, à mon plus grand désarroi. »
Le sénateur qui avait défié Geary poussa un grognement de dérision à peine audible, mais Navarro l’ignora pour se tourner vers le général et l’amiral debout près de lui : « Le capitaine Geary va faire maintenant son rapport au Grand Conseil. Général Firgani, amiral Otropa et amiral Timbal, veuillez surveiller la situation dans le système de Varandal pendant que nous nous entretenons ici, à huis clos, avec le capitaine Geary et le sénateur Rione. »
Les trois officiers s’apprêtaient à sortir en réussissant plus ou moins bien à masquer la déception que leur inspirait ce congédiement brutal, quand Geary prit la parole. Il n’avait aucune raison d’apprécier le général Firgani ni d’accorder quelque respect aux opinions que risquait d’avancer l’amiral Otropa, mais l’amiral Timbal, lui, ne l’avait jamais contrecarré ; de fait, il l’avait plutôt aidé à pourvoir aux besoins de tous les vaisseaux et, manifestement, il avait aussi veillé à ce que Geary pût arriver jusqu’à cette salle sans être arrêté. « Monsieur, si je puis me permettre, j’aimerais que l’amiral Timbal soit présent pendant mon rapport. En sa qualité d’officier supérieur de la flotte présent sur le terrain lors de l’engagement avec la flottille des Mondes syndiqués dans ce système, il pourra sans doute ajouter des précisions à mon compte rendu. »