— Pourquoi ? Pourquoi seraient-ils sur ce cuirassé ?
— Il faut en conclure qu’ils s’apprêtent à fuir, amiral.
— Mais, si les dirigeants syndics sont montés à bord de ce cuirassé dans le but de s’échapper, pourquoi ne se sont-ils pas encore enfuis ? Il aurait été plus avisé de leur part de quitter ce système stellaire avant notre arrivée, car ils n’auraient pas donné aussi ostensiblement l’impression de filer. Et comment espèrent-ils préserver leur autorité s’ils se carapatent ? »
Iger afficha une mine penaude. « Nous n’avons pas les réponses à ces questions, amiral. Il nous faut partir du principe qu’ils avaient un solide motif pour ne pas filer immédiatement, en même temps qu’une bonne raison de croire qu’ils pourraient survivre politiquement à leur fuite.
— Merci, lieutenant. » Geary coula un regard vers Desjani, Rione et Sakaï. « Le service du Renseignement affirme que le Conseil exécutif syndic se trouve à bord de ce cuirassé qui stationne près du point de saut pour Mandalon. Mais Iger ignore pour quelle raison ces gens n’ont pas encore fui, du moins si telle est bien leur intention.
— Ils méditent un sale coup d’abord, laissa tomber Desjani.
— C’est l’avis du Renseignement. Mais lequel ?
— Je n’en sais rien. Je ne vois qu’une seule raison pour laquelle l’officier que je suis se résoudrait à fuir après une opération. »
Des souvenirs lui traversèrent l’esprit. Ceux des derniers instants du Merlon dans le système de Grendel. « Après avoir activé la surcharge du réacteur de mon bâtiment, en l’occurrence. Programmé son autodestruction. Il faut pouvoir quitter son vaisseau en vitesse après avoir donné cet ordre.
— D’accord. Mais pourquoi le Conseil exécutif syndic voudrait-il faire une chose pareille ? »
Rione répondit à Desjani, encore que sa réponse tînt plutôt de la prière. « Puissent les vivantes étoiles nous préserver ! » Elle se leva, le visage blême et horrifié. « Le sénateur Sakaï avait raison. Nous l’avions sous les yeux. Que nos ancêtres nous viennent en aide ! C’est sous nos yeux et nous n’en avons rien vu ! »
Desjani se renfrogna et consulta vainement son écran. « Mais de quoi parlez-vous ?
— De ce que nous nous attendons à voir et de ce qui est réellement là ! Comment notre flotte a-t-elle vaincu la flottille syndic à Lakota ? En improvisant un champ de mines à l’aide d’un grand nombre de vaisseaux, et les Syndics ne l’ont pas deviné parce que ça ne ressemblait pas à un champ de mines ! » Rione leva la main pour montrer quelque chose sur l’écran. « Le portail de l’hypernet. »
Geary sentit son estomac se nouer. « Il est équipé d’un dispositif de sauvegarde. Ça nous a été confirmé.
— Oh, effectivement ! » Rione lui jeta un regard incandescent puis avança prestement d’un pas et se pencha de façon à ne se faire entendre que de Desjani et lui. « Mais on peut reprogrammer ces dispositifs, amiral Geary. De manière à minimiser la décharge d’énergie consécutive à l’effondrement d’un portail… ou à la maximiser pour en faire une arme infiniment plus destructrice. »
Geary comprit enfin. Quand le capitaine Cresida avait mis au point les algorithmes requis pour réduire la violence de cette décharge d’énergie, elle avait également travaillé sur le phénomène inverse, à savoir son accroissement. Lui-même, ne se fiant pas trop à ce qu’il ferait en possession d’une telle arme, avait confié à Rione cette série d’algorithmes.
Mais les Syndics avaient probablement procédé aux mêmes calculs : sans doute étaient-ils parvenus aux mêmes résultats et avaient-ils découvert le moyen de transformer leurs propres portails de l’hypernet en armes capables de détruire d’un seul coup des flottes et des systèmes stellaires entiers. Un ordre d’autodestruction à l’échelle d’un système stellaire, destiné à anéantir la flotte.
Le visage rigide, Desjani choisit soigneusement ses mots : « Peut-on inverser un dispositif de sauvegarde ? Le programmer pour qu’il déclenche une puissante explosion ? Pire qu’à Kalixa ?
— Je n’en sais rien, répondit Geary en s’étonnant lui-même de la fermeté de sa voix. Mais je peux m’en informer. » À l’instar de Desjani, il n’avait même pas mis en doute l’intention des dirigeants syndics d’anéantir le système si la destruction de la flotte de l’Alliance était à ce prix. Il avait été témoin de trop d’épisodes comparables, où des commandants en chef ennemis ordonnaient de tels sacrifices avec le même mépris inflexible pour la vie de leurs propres concitoyens.
Rione pointa de nouveau l’index, cette fois pour montrer le cuirassé et les croiseurs lourds stationnant près du point de saut pour Mandalon. « Ils avaient tout préparé. Ils sont prêts à s’enfuir. Si leur embuscade échouait, ils n’avaient plus qu’à envoyer au portail l’ordre de s’effondrer avant de sauter à l’abri.
— Et de nous le coller ensuite sur le dos, enchaîna Desjani. Nous serions tous morts. Elle a raison, amiral. Les Syndics nous ont mis la plus grosse bombe de la Galaxie sous le nez et nous ne l’avons pas vue.
— Parce que nous avons cessé de voir une arme dans ces portails depuis que les dispositifs de sauvegarde ont été installés. Si Cresida n’était pas morte à Varandal, elle nous aurait certainement prévenus. » Geary enfonça quelques touches. « Capitaine Neeson, j’ai besoin d’une analyse, et il me la faut depuis cinq minutes. » Le commandant de l’Implacable restait un des meilleurs spécialistes de l’hypernet de la flotte depuis le décès de Cresida. « Peut-on reprogrammer un dispositif de sauvegarde pour accroître la décharge d’énergie au lieu de la réduire ? Et, si c’est le cas, dans quel délai ? »
L’Implacable n’était qu’à quelques secondes-lumière, mais Neeson dévisagea Geary beaucoup plus longuement que ne l’autorisait cette seule distance. Il finit par hocher la tête. « Affirmatif, amiral. Inutile de procéder à une analyse. L’équipement peut effectivement être utilisé de cette manière, même si cette option ne m’a jamais traversé l’esprit. » Neeson s’accorda une pause pour déglutir avant de poursuivre. « Quel délai, demandez-vous ? Une fois calculés les algorithmes requis, on peut les ajouter en option au logiciel de contrôle. Basculer sur une autre option serait quasiment instantané. »
Geary dut attendre quelques secondes que sa voix se fût raffermie pour répondre : « Merci, capitaine. Gardez pour l’instant cette opinion pour vous. Nous envisageons toutes les options qui s’offrent à l’ennemi, sans aucune certitude.
— Oui, amiral. » Neeson se passa la main sur le menton. « Si les Syndics d’ici comptaient faire ça, amiral…
— Nous savons. » Geary coupa la communication et se retourna vers Rione et Desjani ; Sakaï restait sans doute légèrement en retrait par déférence, mais il écoutait attentivement. « C’est possible. Si les Syndics ont fait les calculs adéquats, ils peuvent transformer instantanément le dispositif de sauvegarde en machine infernale.
— Le signal n’en mettrait pas moins un certain temps à atteindre le portail », avança Desjani.
Rione ferma les yeux ; elle s’efforçait visiblement de reprendre contenance. « En serions-nous avertis ?
— Nous verrions le portail commencer à s’effondrer, mais ça ne nous serait d’aucune utilité si nous ne nous trouvions pas à proximité d’un point de saut, reconnut Geary.
Cela dit, si tel était bien leur plan B, pourquoi ne l’ont-ils pas encore déclenché ? »
Desjani étudia de nouveau son écran puis hocha sèchement la tête. « Ils ont besoin de ces vaisseaux. » Elle regarda Geary. « Les dirigeants syndics ont besoin des vaisseaux de cette flottille. C’est leur dernière force spatiale de poids. Sans eux, leur ultime chance de maintenir par la coercition la cohésion des Mondes syndiqués s’évanouit. Ils ne tiennent pas à les voir disparaître ici avec nous.