— Voilà pourquoi ils n’ont pas filé directement vers le portail de l’hypernet après l’échec de leur embuscade, comprit brusquement Geary. Cresida m’avait prévenu qu’on n’avait aucune certitude sur le sort des vaisseaux en transit entre deux portails quand l’un des deux s’effondrait. Qu’ils fussent détruits en même temps restait une possibilité, mais, selon elle, ils retomberaient plus probablement dans l’espace conventionnel, quelque part en chemin.
— À des années-lumière de l’étoile la plus proche ? demanda Desjani. Sans doute atteindraient-ils un point de saut à un moment donné, mais ça pourrait prendre des décennies et, jusque-là, ils ne seraient plus d’aucune utilité. La flottille syndic ne tentera donc pas d’emprunter le portail de l’hypernet pour dégager de ce système. Nous aurions pu l’intercepter si elle avait pris la direction du point de saut pour Tremandir. Ils auraient pu aisément gagner celui de Corvus avant que nous ne les rattrapions, mais ils l’ont dépassé. Et, maintenant, ils peuvent tout aussi facilement atteindre celui pour Mandalon.
— Mais pourquoi ont-ils dépassé celui pour Corvus ? En quoi Mandalon est-il une destination préférable à Corvus ? Tout simplement parce que leur Conseil exécutif s’est barricadé dans ce cuirassé ? Et pourquoi n’ont-ils pas non plus visé directement celui pour Mandalon, au lieu de couper notre trajectoire au plus près, comme ils sont en train de le faire ?
— Ils veulent que nous pourchassions cette flottille. Ce qui nous attirerait plus profondément à l’intérieur du système. » Le visage de Desjani se fit pensif. « Question de délai ! Regardez la géométrie. Quand nous avons émergé dans ce système, nous n’étions qu’à un peu plus de dix heures-lumière du point de saut pour Mandalon et à trois environ du portail. Les dirigeants syndics présents sur ce cuirassé ne voyaient de nous que ce que nous faisions dix heures plus tôt. Tout signal transmis à leur portail aurait mis… environ sept heures pour l’atteindre. Ensuite, il aurait encore fallu trois heures à l’onde de choc pour atteindre notre position près du point de saut pour Zevos. Leurs informations sur nous auraient donc été vieilles de dix heures, et leur attaque surprise aurait mis plus de dix heures à nous frapper.
— Nous pourrions faire un bon bout de chemin en vingt heures, convint. Geary. La flotte pourrait se retourner et sauter hors de ce système alors que leur signal n’aurait pas encore atteint le portail. Ils s’efforcent donc de réduire le temps de retard et de nous inciter à nous enfoncer plus profondément dans le système, le plus loin possible des points de saut que nous pourrions emprunter. C’est pour cette raison que cette flottille et son foutu commandant en chef cherchent à nous exciter. Ils voudraient que nous nous lancions à leurs trousses sans songer aux autres dangers possibles, afin que la flotte se retrouve trop éloignée des points de saut entre le moment où ils donneront au portail l’ordre de s’effondrer et celui où l’onde de choc frappera. »
Sakaï secoua la tête. « Les dirigeants syndics sont certainement au fait des conséquences d’un tel acte sur leurs populations quand elles apprendront qu’ils ont délibérément anéanti un de leurs propres systèmes stellaires et assassiné tous ses habitants, non ? La crainte de représailles organisées par leur gouvernement a sans doute servi à maintenir la cohésion des Mondes syndiqués, mais, si leurs sujets se rendaient compte qu’ils risquent de toute façon d’être massivement sacrifiés, ils pourraient bien finir par se révolter, n’est-ce pas ?
— Les dirigeants syndics en accuseront l’Alliance, répondit Rione. Ils diront à leurs sujets que la flotte a encore provoqué l’effondrement d’un portail, après s’y être entraînée à Sancerre et Kalixa, mais qu’elle s’est prise cette fois à son propre piège. Et leurs sujets accepteront cette explication en assez grand nombre pour s’abstenir de se révolter. »
La réponse de Desjani fut aussi roide qu’officielle. « Même les Syndics savent que cette flotte ne commet pas d’atrocités sous le commandement de l’amiral Geary.
— C’est exact, convint Rione. Mais, si leur fable était réfutée après la destruction de cette flotte, ça nous ferait une belle jambe, pas vrai ? Pouvons-nous encore sortir de ce système ? demanda-t-elle à Geary. Nous retourner et regagner notre point d’émergence avant qu’ils puissent réagir ?
— Probablement pas, répondit Geary, tout en se demandant combien de temps allaient tergiverser les Syndics avant de déclencher l’effondrement du portail. Nous en sommes déjà à quatorze heures de route à 0,1 c et d’autant plus près des Syndics au point de saut pour Mandalon. S’ils ordonnaient au portail de s’effondrer en nous voyant faire demi-tour, il nous faudrait une chance inouïe pour éviter d’être touchés.
— Accélérons ! S’ils savent que nous partons de toute façon…
— Je ne peux pas retourner la flotte en un dixième de seconde, ni ordonner à tous les vaisseaux d’accélérer comme un destroyer ou un croiseur de combat. Ça marcherait peut-être si nous tentions le coup tout de suite, mais j’en doute. » Geary s’interrompit brusquement en se demandant si telle n’était pas néanmoins la décision à prendre, si ce n’était pas la seule chance qui restait à la flotte.
« Mais vous ne pouvez pas vous contenter de retourner la flotte et de filer vers le point de saut ! » Desjani secoua la tête et poursuivit sur un ton plus bas mais avec une véhémence accrue. « Ça n’aurait rien à voir avec Lakota, où nous pouvions encore nous dire que nous nous lancions à l’attaque d’une autre partie des forces ennemies. Ça reviendrait à fuir sans raison apparente, à quitter ce système la queue entre les jambes. La flotte croit en vous, amiral Geary, mais, je vous en supplie, n’éprouvez pas sa foi de cette manière. Ça irait à l’encontre de tout ce en quoi ils croient. » Son regard se posa sur Rione. « Et, parce qu’ils refuseraient d’accepter que vous puissiez opter pour une telle dérobade, ils mettraient notre retraite sur le compte des politiciens qui vous y auraient contraint par la force, à moins que vous n’ayez fini par céder à leurs exigences. Ai-je besoin de vous préciser ce qui se passerait par la suite ? »
Rione rendit sans s’émouvoir son regard à Desjani puis hocha la tête à l’intention de Geary : « Elle a entièrement raison. Vos officiers et vos spatiaux en concluraient que nous autres politiciens avons vendu la flotte, soit parce qu’on nous a graissé la patte, soit parce que nous avons tout bonnement trahi, et que nous vous avons ordonné de battre en retraite. »
Geary poussa un soupir exaspéré. « Pourquoi faut-il toujours que ce soit à mon détriment que vous tombiez d’accord toutes les deux ?
— Les bons conseils ont souvent ce travers, répondit Rione. Si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte, les mauvais auraient plutôt tendance à vous remonter le moral à court terme. »
Desjani surveillait son écran. « À chaque seconde qui passe, nous nous enfonçons un peu plus profondément dans le piège que nous ont tendu les Syndics, mais, si nous nous retournons pour tenter de fuir par le point de saut, ils le déclencheront et nos équipages se mutineront avant même que nous ne soyons à l’abri. Aucune idée de génie ne me vient pour le moment. »
Geary pianota nerveusement sur le bras de son fauteuil en s’efforçant de réfléchir aux choix qui s’offraient à lui. « Avec un peu de chance, nous pourrions atteindre le portail de l’hypernet avant que la flottille syndic n’ait gagné le point de saut pour Mandalon, non ? Pour tenter de l’abattre en toute sécurité.