Geary se leva ; il venait seulement de décider comment il allait commencer : « Nous sommes confrontés à une menace aussi sérieuse qu’inattendue. » Il s’interrompit pour laisser à ses officiers le temps de digérer la nouvelle. « Les Syndics ont manifestement un plan de repli. » Il leur exposa la menace posée par le portail de l’hypernet. À mesure qu’il parlait, les visages confiants de la plupart de ses commandants affichaient une stupéfaction et une inquiétude croissantes.
« Les immondes fripouilles ! grommela le capitaine Badaya, le visage écarlate de fureur. Nous avons toujours commis l’erreur de croire qu’ils ne pouvaient pas tomber plus bas, mais eux réussissent toujours à inventer un nouveau cercle de l’enfer, encore pire que le précédent.
— Feraient-ils réellement une chose pareille ? À l’un de leurs propres systèmes stellaires ? demanda Vitali, le commandant du Risque-tout. À l’encontre d’un des nôtres, je n’ai aucun mal à le croire, mais il s’agit tout de même de la capitale des Mondes syndiqués.
— Ils l’ont déjà fait à Lakota, répondit Tulev. En toute connaissance de cause. Et ils ont pourtant donné l’ordre d’en détruire le portail. À cette occasion, ils ont pu épargner ce qui leur sert de conscience en prétendant que ce ne serait qu’une éventualité dans le pire des cas, mais ils étaient assurément disposés à l’accepter. Il ne nous est jamais venu à l’esprit qu’ils pourraient prendre une initiative garantissant la destruction d’un de leurs propres systèmes alors qu’ils disposaient d’un moyen de provoquer l’effondrement d’un portail en toute sécurité.
— Parce que jamais nous ne détruirions ainsi l’un de nos systèmes », déclara Neeson.
Tulev haussa dédaigneusement les épaules. « Les dirigeants syndics refusent de perdre la guerre, quel qu’en soit le coût pour leurs populations et leurs planètes.
— Les politiciens ! grommela Armus sur le ton qu’il aurait employé pour lâcher une obscénité.
— Certains seulement, rectifia Geary. Vous noterez que quelques-uns des nôtres partagent les mêmes risques que nous. » Aucun des trois impétrants ne semblait particulièrement heureux de partager ces risques, mais Geary ne voyait pas l’intérêt de le souligner. « Nous avons aussi rencontré des dirigeants syndics qui ne témoignaient pas de la même insensibilité envers leur propre peuple, mais les échelons les plus élevés de leur hiérarchie semblent totalement détachés de tout cela. Ils feraient n’importe quoi pour vaincre, ou, plutôt, pour éviter de perdre et de payer pour leurs erreurs. Mais ils ne réussiront pas et, quand nous aurons fait clairement comprendre leurs plans à tous les habitants de ce système, la situation en sera peut-être modifiée.
— C’est là votre plan ? demanda Armus. Espérer que les Syndics finiront par obtenir de leurs dirigeants qu’ils agissent en êtres civilisés ?
— Non. C’est ce qu’il adviendra si nous menons mon plan à bien. » L’anxiété qui régnait dans la salle se dissipa en un clin d’œil, et Geary put constater que la plupart des officiers présents avaient autant foi en lui que Desjani. « Les Syndics ont oublié un léger détail. La décharge d’énergie consécutive à l’effondrement de ce portail serait trop violente pour que des vaisseaux puissent espérer s’en tirer. Mais il existe dans ce système stellaire un objet assez volumineux pour résister à l’anéantissement et permettre à la flotte de s’abriter derrière. » Il indiqua la représentation de l’étoile sur l’hologramme. « Une position où elle serait en sécurité si elle parvenait à l’atteindre à temps. » La vue pivota autour de l’étoile. « Ici, de l’autre côté de l’étoile. »
Le silence retomba, tous étudiant l’hologramme. Duellos prit le premier la parole. « Ça devrait marcher, mais notre sécurité n’est pas garantie. L’onde de choc sera composée de particules s’entrechoquant les unes les autres et carambolées de part et d’autre, de sorte qu’elle réussira en partie à se répandre dans la zone protégée par l’étoile.
— Ça nous laisse toutefois une bonne chance si nous réussissons à nous en rapprocher suffisamment, rectifia Badaya.
— Je n’ai pas dit le contraire. Nous n’avons d’ailleurs pas tellement le choix, semble-t-il. »
Le capitaine Armus secoua la tête. « Les Syndics sont peut-être des canailles, mais ils ne sont pas stupides. Ils nous verront en prendre le chemin. »
Armus n’était sans doute pas le plus brillant officier de la flotte, mais il était assez matois pour avoir repéré cette faille. Geary hocha la tête. « C’est pour cette raison que nous devrons dissimuler nos intentions réelles jusqu’au moment où nous aurons placé l’étoile entre le portail et nous. Fort heureusement, le comportement des Syndics eux-mêmes offre une couverture plausible à notre manœuvre. » Il enfonça une touche et la trajectoire prévue de la flotte dessina un arc de cercle à travers l’hologramme. « La flottille syndic feint de chercher à nous intercepter. En nous basant sur ce que nous avons cru deviner de leur plan, nous nous attendons à la voir virer de bord dans environ six heures pour piquer sur le point de saut de Mandalon. Eux-mêmes s’attendent à nous voir prendre une de ces deux initiatives : soit pourchasser cette flottille pendant un certain temps, soit tenter de la contraindre à nous combattre en menaçant d’autres installations syndics de ce système. »
D’autres trajectoires incurvées apparurent en surbrillance sur l’hologramme. « Nous adopterons ces vecteurs, nous dépasserons la planète gelée habitée qui gravite à quinze minutes-lumière de l’étoile en effaçant toutes les cibles industrielles et militaires à portée de tir, puis nous piquerons sur la principale planète habitée, non pas en droite ligne, mais en contournant l’étoile pour l’intercepter sur son orbite. »
Duellos sourit. « Approche plus longue, qui donnera clairement l’impression que nous nous efforçons d’attirer les vaisseaux syndics dans un combat. Un Black Jack Geary aussi transparent sera-t-il crédible à leurs yeux ?
— Pour le moment, ils sont encore tout contents d’eux, déclara Desjani. Ils croient nous avoir piégés sans même que nous nous en soyons encore rendu compte. Ils attendent précisément de nous la même trop grande assurance et, parce que leurs dirigeants se trouvent sur ce cuirassé près du point de saut pour Mandalon, ils seront toujours à près de cinq heures-lumière de la flotte quand elle pivotera pour aller s’abriter derrière l’étoile, et à sept du portail lui-même. »
Badaya acquiesça d’un hochement de tête. « Soit cinq heures, donc, avant de nous voir adopter une nouvelle trajectoire, même s’ils comprennent tout de suite ce que nous sommes en train de faire, sept heures avant que l’ordre ne parvienne au portail, et cinq autres avant que l’onde de choc ne nous rattrape. Dix-sept en tout et pour tout, et nous ne serons nous-mêmes qu’à dix minutes-lumière de l’étoile quand nous commencerons la manœuvre. Ils ne pourront jamais nous frapper à temps.
— À condition qu’ils tergiversent, grommela Armus. Mais pourquoi attendraient-ils si longtemps ?
— Parce qu’ils ne tiennent certainement pas à ce que des témoins oculaires survivent à cet événement, répondit Rione. Ils veulent que cette flottille soit prête à sauter avant que le signal qu’ils enverront au portail ne l’atteigne, afin que nul ne puisse assister aux premières conséquences. Ils pourront alors la faire sauter hors du système, et tout le monde, sauf eux, restera dans l’ignorance de ce qui se sera réellement passé. Quiconque reviendra ici après le passage de l’onde de choc ne trouvera rien ni personne pour lui expliquer ce qui est arrivé. »