Ces dernières paroles inspirèrent une autre idée à Geary. « Je devrais peut-être le provoquer personnellement. Si nous parvenions à obtenir de cette flottille syndic qu’elle se retourne pour nous attaquer, tous les plans de leurs dirigeants s’en trouveraient chamboulés.
— Ça ne… » Rione s’interrompit, le visage songeur. « Si, ça pourrait marcher. De son point de vue, vous vaincre serait la solution idéale. Il ne saura pas qu’il interfère dans les projets de ses supérieurs et il se persuadera qu’en détruisant votre flotte il deviendra enfin le héros qu’il ambitionnait d’incarner quelques mois plus tôt. Oui, plantez donc un couteau dans la plaie de son amour-propre et retournez-le.
— Je vais m’y efforcer. » Geary se rejeta en arrière pour cogiter. Provoquer le commandant en chef syndic cadrait parfaitement avec son projet de faire donner un détachement de croiseurs de combat. « En dehors du fait que cette flotte lui a déjà échappé une première fois, qu’est-ce qui pourrait bien exaspérer ce commandant en chef, capitaine Desjani ? »
Celle-ci lui suggéra joyeusement quelques méchantes idées.
Geary activa une transmission destinée à toute la flottille syndic, sachant que chacun de ses vaisseaux serait en mesure de capter le message. L’amour-propre du commandant en chef syndic n’en serait que davantage égratigné. « Au commandant en chef Shalin de la flottille des Mondes syndiqués présente dans ce système stellaire. Je regrette que vous vous dérobiez au combat avec notre flotte, sans doute en raison de votre échec à la vaincre voici quelques mois dans ce même système. Votre réticence est compréhensible, mais la flotte de l’Alliance n’en consent pas moins à vous accorder une autre chance de la combattre pourvu que vous cessiez d’esquiver l’engagement. La population de ce système se demande probablement pourquoi un commandant aussi décoré que vous pour son courage l’abandonne à son sort, mais, pour ma part, je peux comprendre votre manque de détermination à m’affronter. Rencontrer enfin un dirigeant syndic qui se soucie davantage de l’intérêt de son personnel que de son propre honneur et de ses prérogatives est réconfortant. Si vous acceptez tout simplement de vous rendre, je peux vous garantir la sécurité de votre personnel, à condition que vous montiez à bord de mon vaisseau amiral pour discuter des conditions de votre reddition.
» Réfléchissez-y, Shalin. Un commandant jouissant de votre réputation ne devrait avoir aucun mal à prendre sa décision.
» En l’honneur de nos ancêtres. C’était l’amiral de l’Alliance Geary. Terminé. »
Desjani éclata de rire. « Ça devrait lui inspirer l’envie de vous étriper si ce n’était pas déjà son état d’esprit. Dommage que nous devions attendre encore quatre heures avant de voir sa réaction à votre message, mais nous pourrions toujours tuer le temps en semant la désolation sur la troisième planète.
— Que feriez-vous pour vous amuser si vous ne pouviez plus dévaster des planètes ?
— Je devrais me trouver un autre passe-temps, j’imagine. »
Les planètes habitables ne jouissant que d’un unique climat sont passablement rares, mais celle qui gravitait à quinze minutes-lumière de l’étoile était littéralement un monde glacé. Assez vaste pour retenir une atmosphère et pourvue d’eau en grande quantité, elle avait abrité des mers et des océans à l’époque où, si elle n’était plus entièrement constituée de magma, elle n’avait pas encore trop refroidi. Mais, à mesure qu’elle refroidissait, ses océans, mers, rivières et lacs avaient gelé et étaient restés en l’état, car son étoile trop éloignée ne lui prodiguait pas une chaleur suffisante.
Des cités et des domaines hébergeant une population s’élevant sans doute à moins d’un demi-million d’âmes s’étendaient au milieu des champs de glace et de neige, mais, si l’on apercevait de nombreuses stations consacrées au sport et aux loisirs, les sites industriels étaient beaucoup moins fréquents. « Vivre ici serait sans doute paradisiaque si l’on était amateur de sports d’hiver ! » fit observer Geary.
Desjani afficha une section de la surface : « Regardez comme on a lissé pour la course de vastes portions de plaine glacée. Imaginez-vous pilotant un traîneau à voile sur un champ de glace parfaitement lisse long d’un millier de kilomètres. Tenez, regardez ! Un yacht des neiges. Et pas des moindres. » Elle eut un reniflement dédaigneux. « C’est une planète de villégiature. Ces foutus dirigeants syndics ont établi juste à côté de leur capitale une station de sports d’hiver à l’échelle d’une planète. »
Geary s’efforça de s’imaginer ce qu’il en coûterait de subventionner la terraformation et l’entretien d’une planète destinée aux vacances des seuls VIR « Nous devrions nous féliciter qu’ils aient préféré consacrer leur argent à l’aménagement de luxueux séjours de villégiature plutôt qu’à leur effort de guerre. Quelles sont les cibles que nous pourrions viser ?
— Spatioports et réseaux de communication, plus quelques installations destinées au maintien de la sécurité. Toute autre industrie que le tourisme de luxe aurait sans doute pollué le paysage.
— Nous n’avons vu aucun camp de travail, fit remarquer Rione. Mais affecter des prisonniers de guerre de l’Alliance aux tâches malaisées et désagréables de la maintenance et de l’embellissement de cette planète cadrerait parfaitement avec l’arrogance des dirigeants syndics. Nous ne pouvons pas présumer que le commandant en chef de la flottille se contentait de bluffer quand il a prétendu que notre personnel capturé avait été réparti sur des sites importants. Je suggérerais que nous choisissions nos cibles avec le plus grand soin. Des forçats pourraient être détenus dans de simples immeubles, voire dans certaines sections d’un bâtiment.
— Bien vu. » Déterminer le nombre des spatiaux de l’Alliance qui, après la destruction de leur vaisseau, avaient été envoyés ici comme autant de vivants trophées de guerre eût été impossible. « Quels termes la sénatrice Costa a-t-elle employés pour dissuader cette vermine ?
— Je ne me laisse pas facilement intimider, mais tant son ton que ses paroles m’auraient donné à réfléchir, répondit sèchement Rione.
— Merci. » Geary occulta encore quelques pensées relatives au sort de son arrière-petit-neveu Michael et ordonna aux systèmes de combat de radier certaines cibles susceptibles d’être des baraquements ou des zones d’hébergement de travailleurs de force, voire trop proches des uns ou des autres. En dépit du flagrant mécontentement de Desjani, il n’en restait pas moins une quantité fort convenable de cibles possibles. Il s’accorda une courte pause puis ajouta quelques autres sites éparpillés dans les vastes plaines lisses réservées à la navigation. « Gâchons-leur un peu le plaisir.
— Il reste encore de l’eau à l’état liquide au plus profond des océans, sous des kilomètres de glace, fit remarquer Desjani. Pourquoi ne pas frapper ces abysses par-ci, par-là ? Juste pour rigoler ? »
Percer un trou de cette profondeur dans leur aire de jeu risquait de sérieusement exaspérer les dirigeants syndics, tout en constituant un rappel durable de la capacité de l’Alliance à frapper où bon lui semblait. « Bien sûr. Pourquoi pas ? » Les heures consacrées par la flotte à gagner discrètement un abri derrière l’étoile avaient été passablement tendues : les politiciens syndics risquaient à tout instant, avant même que leur propre flottille ne fût en sécurité, de déclencher l’effondrement du portail de l’hypernet si tel était le prix à payer pour anéantir la flotte de l’Alliance. Crever leur océan de glace d’un orifice de plusieurs kilomètres de profondeur soulagerait une bonne partie de cette tension. Les systèmes de combat établirent assez vite une solution de tir, au moyen d’une succession de projectiles cinétiques largués l’un après l’autre avec la plus redoutable précision à l’aplomb du même point. « Vérifiez-moi encore deux fois ce plan de bombardement, je vous prie. Je veux avoir la certitude que nous ne frapperons aucun site où pourraient être retenus des prisonniers de guerre de l’Alliance. »