— Je tends à m’attaquer aux coins supérieurs, moi ? » Employer une tactique routinière était périlleux, car l’ennemi risquait d’exploiter ce savoir pour contrecarrer vos manœuvres.
« Oui. Je comptais vous en parler.
— Merci. La prochaine fois, tâchez d’amener un peu plus tôt ce genre de sujet sur le tapis. »
Le ton de Geary restait léger, mais la tension ne lui en nouait pas moins les tripes. Ce qu’il venait de voir faire à Duellos s’était passé une heure plus tôt. Il ne pouvait en aucune façon influer sur le cours des événements. Il en était conscient. Mais ça n’en rendait pas le spectacle moins oppressant. D’autant qu’il vit la formation de Duellos se décomposer d’une façon imprévue. « Qu’est-ce qui se passe… L’Adroit ? Où donc va l’Adroit ? » Kattnig faisait très exactement ce qu’ils avaient tant redouté de sa part ; il changeait de cap pour piquer droit sur la flottille syndic au lieu de se plier à la passe de tir meurtrière ordonnée par Duellos.
Mais, au bout de quelques instants, la trajectoire de l’Adroit se précisant, la fureur de Geary céda la place à l’incrédulité. « Bon sang de bois !
— L’Adroit tourne le dos à la formation syndic et s’en éloigne de plus en plus ! » Au ton désemparé de Desjani, Geary comprit qu’elle éprouvait la même stupéfaction. Elle tourna vers lui un visage sidéré. « Il esquive le combat. »
À la torture, impuissant, Geary vit les quatre autres croiseurs de classe Adroit entreprendre des manœuvres pour emboîter le pas à Kattnig puis adopter chacun un nouveau vecteur à mesure que leur commandant cherchait à compenser pour éviter une interception avec les Syndics.
Dans le très bref délai qui leur était imparti pour réagir, certains compensèrent trop fortement.
« Malédiction ! » gronda Desjani entre ses dents serrées en voyant le détachement Un croiser en trombe la flottille syndic, en même temps que les trajectoires de l’Agile et l’Affirmé s’incurvaient pour les ramener plus près des Syndics que les autres vaisseaux de l’Alliance.
L’Affirmé essuya un tir de barrage des trois cuirassés syndics occupant ce coin de leur formation et explosa. L’Agile tenta frénétiquement de mériter son nom en se cabrant pour redresser, mais n’en chancela pas moins sous des dizaines d’impacts et bascula vers l’avant, ses systèmes de manœuvre et de propulsion anéantis, ainsi, sans doute, qu’un bon nombre de ses spatiaux.
La confusion qui régnait parmi les croiseurs de combat qui suivaient l’Adroit amoindrit la violence du coup que portait l’Alliance aux Syndics. Un cuirassé frémit sans doute sous des tirs répétés, mais, en dépit des lourds dommages infligés à l’une de ses sections, il resta dans la formation.
Tout cela s’était passé en un clin d’œil, au moment où les deux forces ennemies se croisaient ; Duellos ordonnait à présent à la sienne de faire demi-tour et s’efforçait de la réordonner pendant que la flottille syndic continuait de piquer sur le cuirassé.
« L’Adroit a sûrement eu un pépin, suggéra Desjani d’une voix trahissant encore son incrédulité. Ces bâtiments sont tout neufs. Peut-être une défaillance des systèmes électroniques de manœuvre.
— Peut-être. C’était la seule chance qu’aurait eue Duellos de ralentir cette flottille. Le cuirassé transportant les ex-dirigeants syndics est cuit, à moins qu’il ne se rende et ne les lui livre.
— Ce qu’il va sûrement faire, lâcha Desjani d’une voix teintée d’amertume.
— Non. Rione ne le croyait pas et moi non plus. Tant que ce cuirassé combattra, ses officiers auront une petite chance de survivre. Si les dirigeants syndics contre lesquels ils se sont mutinés reprennent le pouvoir, ils crèveront tous ou regretteront de n’être pas morts. »
La flottille gagnait désormais du terrain rapidement et obliquait légèrement de manière à contraindre le cuirassé et les trois croiseurs lourds qui l’escortaient à passer entre deux de ses angles pour s’enfoncer dans la concentration de croiseurs de combat occupant son centre. Les trois croiseurs lourds virèrent alors brutalement dans des directions différentes, tandis que le cuirassé faisait une embardée sur bâbord pour déjouer les manœuvres de ses poursuivants.
« Ils ont filé trop tard », fit observer Desjani en voyant la flottille rattraper les trois fuyards. Deux d’entre eux disparurent dans un nuage de débris quand leurs anciens camarades les canardèrent. Le troisième tressauta sous des dizaines d’impacts puis se désintégra, et ses fragments s’éloignèrent les uns des autres en culbutant dans le vide.
En dépit de l’énorme puissance de feu qu’il affrontait, le cuirassé ne céda pas facilement. Il jaillit en avant, ses boucliers s’effondrèrent, sa cuirasse fut transpercée à de multiples reprises, mais il riposta assez efficacement pour mettre un croiseur de combat et deux croiseurs lourds hors circuit.
La flottille syndic freina au moment de le dépasser et ralentit assez pour régler sa vélocité sur celle du vaisseau blessé. Des modules de survie commencèrent de s’échapper du cuirassé et de se disperser à mesure qu’ils fuyaient l’épave.
Le détachement Un s’était reformé entre-temps et se rapprochait de nouveau de la flottille syndic alors que celle-ci s’en prenait toujours au cuirassé. « Nos ancêtres nous préservent ! chuchota Desjani avec stupéfaction. Ils descendent leurs propres modules.
— Mais que fabrique donc ce Shalin ? s’étonna Geary. D’ex-membres de leur Conseil exécutif doivent se trouver dans ces capsules. »
Geary n’avait pas remarqué que Rione était montée sur la passerelle. « Il élimine ses rivaux, lança-t-elle soudain. Il compte prendre le pouvoir puisqu’il se retrouve à la tête de la dernière force mobile syndic encore significative. Je me demandais justement s’il se rendrait compte de l’opportunité qui s’offrait à lui et c’est apparemment chose faite.
— Il va donc tenter d’éliminer aussi le nouveau Conseil exécutif.
— Du moins s’il parvient à forcer notre barrage.
— Pas question ! Pourquoi diable ses vaisseaux obéissent-ils à son ordre de tirer sur des capsules de survie syndics ? »
Desjani eut un rire lugubre. « Pas tous. Regardez sa formation. »
Le parallélépipède bien ordonné, déjà légèrement distordu par sa rapide décélération, continuait de s’étirer et de se dissoudre à mesure que des bâtiments décidaient individuellement de virer de bord pour abandonner leur position dans la formation. Geary regretta à nouveau que sa flotte ne fût pas plus proche de l’action au lieu de s’en trouver à plusieurs heures de trajet. « Nous pourrions les réduire en pièces pendant qu’ils sont ainsi désorganisés.
— Ils doivent avant tout choisir leur camp, affirma Desjani. Combien y a-t-il dorénavant de camps chez les Syndics ? Trois ?
— Deux, répondit Rione. Dans la mesure où Shalin a probablement abattu tous les membres de l’ancien Conseil exécutif, ce camp-là n’existe plus et il faut désormais choisir entre lui et le nouveau Conseil exécutif.
— Si j’arrive à m’en rapprocher, je ferai de mon mieux pour réduire ce nombre à un seul, lâcha Geary.
— Quant à moi, je vais reprendre de ce pas les négociations et voir en quelle manière l’élimination de l’ancien Conseil affecte les décisions du nouveau. »
Rione partie, une fenêtre s’ouvrit à côté de Geary ; le lieutenant Iger s’y encadrait, affichant une mine ravie. « On le tient, amiral.