Desjani se contenta de hocher la tête, le regard toujours braqué droit devant elle.
« Un de ces jours, j’apprendrai à écouter tout de suite vos recommandations. »
Le visage de Desjani se détendit légèrement. « Je le croirai quand je le verrai.
— Pensez-vous que mon ordre atteindra l’Adroit à temps ?
— Non. Mais j’espère me tromper.
— Je n’en jurerais pas. » Ils gardèrent un instant le silence en regardant les formations converger lentement sur les écrans.
Ils se rapprochaient de la flottille syndic et du détachement Un à une vélocité combinée proche de 0,2 c. De sorte qu’ils ne virent qu’au bout d’une longue heure et demie la formation de Duellos ralentir pour obéir aux ordres de Geary. Desjani approuva alors d’un hochement de tête : « Si rien ne se passe, le détachement Un frappera cette flottille presque en même temps que nous. »
La formation syndic ne s’était pas totalement désintégrée, mais elle n’avait pas non plus recouvré sa cohésion. Ses vaisseaux continuaient de progresser sur la même trajectoire, qui les conduisait vers la principale planète habitée et un contact nettement plus prématuré avec la flotte de l’Alliance.
« Que mijote-t-il donc ? s’interrogea Desjani. Compte-t-il nous passer sous le nez comme il a échappé au détachement Un, et poursuivre ensuite son chemin pour éliminer le nouveau Conseil exécutif ?
— Le nouveau Conseil exécutif ne doit pas être facile à localiser et encore moins à frapper, car il dispose d’une planète entière pour se cacher. » Geary réfléchit quelques secondes, le menton en appui sur sa paume. « Rione a suggéré que le commandant en chef Shalin tenait personnellement à me voir mort et déconfit.
— Pas franchement la plus surprenante des conclusions, amiral. »
Geary opta pour ne pas répondre directement à ce commentaire. « Le point essentiel, c’est qu’il compte tenter de me vaincre. »
Desjani y réfléchit puis hocha la tête. « C’est possible. La dernière fois qu’il a affronté la flotte sous votre commandement, nous avons perdu… un croiseur de combat.
— Nous avons perdu le Riposte, précisa Geary d’une voix ferme.
— Oui, amiral. Mais Shalin s’imagine peut-être nous avoir vaincus parce que nous avons subi de très sérieuses pertes lors de cette embuscade et que nous avons dû gagner Corvus pour nous regrouper. Et il ne vous a pas affronté depuis. Peut-être nourrit-il l’illusion d’être un meilleur stratège que vous. » Elle opina encore, en partie pour sa propre gouverne. « Une fois qu’il aurait vaincu la flotte de l’Alliance et se serait débarrassé du nouveau Conseil exécutif, il pourrait s’autoproclamer dictateur des Mondes syndiqués. C’est sans doute démentiel, mais ça peut lui sembler jouable. Et ça expliquerait pourquoi il n’a pas ordonné à sa flottille de fuir pendant qu’elle se demandait encore si elle devait le suivre. Il veut en découdre avec nous. »
Ça cadrait parfaitement. Geary se souvenait du capitaine Falco et ses grandes tirades selon lesquelles l’« esprit combatif » pouvait aisément triompher de la supériorité numérique. Falco n’était certes pas le seul officier de l’Alliance à y croire, et, au cours de combats antérieurs, les Syndics avaient amplement démontré qu’ils partageaient cet état d’esprit. « Peut-être n’a-t-il même plus le choix. Il est contraint de foncer de l’avant, car, s’il s’arrête, hésite ou bat en retraite, il perd toute chance de maintenir sa cohésion. »
Desjani éclata d’un rire sardonique. « S’il renonce à foncer, sa meute de loups se lancera à ses trousses pour l’abattre.
— Autant dire qu’il est désespéré, et, pourtant, qu’il est assez intelligent pour s’être maintenu en vie jusque-là. » Geary entreprit de se représenter mentalement les options qui restaient à Shalin et de réfléchir aux moyens de les contrecarrer, mais une transmission de l’Adroit interrompit peu après le train de ses pensées.
Il reconnut l’officier qui s’adressait à lui depuis la passerelle de ce bâtiment. C’était le second du croiseur de combat et, durant sa visite de l’Adroit à Varandal, cette femme s’était montrée à la fois compétente et laconique. Pour l’heure, elle affichait le sérieux de quelqu’un qui cherche à conserver son sang-froid. « Ici le capitaine de frégate Yavina Lakova, commandant par intérim de l’Adroit. J’ai le regret de devoir vous annoncer le décès du capitaine Kattnig. Il… Il détenait une arme de service. Elle… s’est déchargée. Les premières conclusions tendent à dire qu’il la vérifiait dans sa cabine quand elle s’est… malencontreusement… déchargée. La mort a sans doute été instantanée. L’accident s’est produit une demi-heure avant la réception de vos ordres le concernant, de sorte que je n’ai pas pu les exécuter. Cela mis à part, l’Adroit est paré au combat. Je reste son commandant par intérim jusqu’à nouvel ordre. Ici Lakova. Terminé. »
L’écran s’éteignit. Geary ferma les yeux et inspira profondément avant de regarder Desjani : « Vous aviez raison.
— Et merde ! Après toute une vie de services honorables…
— Ils n’ont pas reçu mes ordres à temps pour le relever de son commandement. Est-ce que cela veut dire qu’ils n’ont jamais pris effet officiellement ?
— Il se pourrait, convint Desjani.
— Juger de l’aptitude au combat des officiers sous mes ordres relève de mes responsabilités. J’ai failli. »
Desjani lui jeta un regard sévère. « Vous n’avez rien à vous reprocher. Il a été jugé apte au service par le personnel médical, et aucun de ses camarades ne s’en est rendu compte en temps voulu.
— Ça n’en reste pas moins de ma responsabilité.
— Alors faites de votre mieux. Il y aura une enquête officielle sur les causes de sa mort. Il vous sera donné d’en approuver ou d’en désapprouver les conclusions. »
C’est en fixant le vide que Geary rumina ces derniers mots. « Le second de l’Adroit a parlé d’une mort accidentelle. La bureaucratie de la flotte acceptera-t-elle cette hypothèse ?
— Elle ne pourra que l’accepter si l’amiral en chef de la flotte y souscrit. C’est également à lui de décider s’il y aura une enquête sur les initiatives prises par l’Adroit avant l’accident.
— Je ne vois guère l’intérêt d’une telle enquête pour le moment. Nous lui devons bien ça.
— En effet. Vous pourrez toujours en décider ultérieurement, reprit Desjani sur un ton plus sévère. Le combat est imminent. Souciez-vous plutôt de cela.
— Bien sûr. Merci, Tanya. »
Elle fixait de nouveau son écran, mais il l’entendit marmotter : « En fait, vous m’aviez écoutée dès le début. »
La formation syndic commençait lentement de resserrer les rangs. « Notre estimation, fondée sur la fréquence et la composition des communications, c’est que le commandant en chef de la flottille syndic disposait au départ du soutien d’un tiers de ses vaisseaux, annonça le lieutenant Iger. Mais ce tiers-là était un noyau dur, tandis que les deux autres restaient plutôt hésitants. Il semble avoir rallié presque tout le monde à présent, du moins dans la mesure où nul ne cherche à contester son autorité. »