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« Quel délai avant l’effondrement ? »

Pas de réponse. Geary regarda derrière lui et vit que la vigie concernée, comme toutes les autres au demeurant, fixait son écran d’un œil hagard.

Plus dure et sonore qu’à l’ordinaire, la voix de Desjani résonna sur la passerelle : « L’amiral vous a demandé d’estimer le délai accordé par le système à l’effondrement du portail. »

Le lieutenant recouvra instantanément toute sa lucidité. « Je vous demande pardon, commandant. Quinze minutes, amiral.

— Quinze minutes ? répéta Geary.

— Oui, amiral. Pas plus. Il s’effondre très vite. »

Geary ferma les yeux, inspira profondément et fixa derechef l’hologramme. « Trop pour que la flotte adopte une formation défensive ?

— Oui, amiral », convint Desjani d’une voix plus normale.

Il activa le circuit de communication ad hoc. « À toutes les unités de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Comme vous devez vous en rendre compte, le portail de l’hypernet de ce système est en train de flancher. On nous avait affirmé que sa fonction destinée à engendrer une catastrophe avait été désactivée, mais nous n’avons pas pu en avoir la confirmation et nous ignorons également si son dispositif de sauvegarde fonctionne convenablement. Nous ne pouvons donc pas prévoir le niveau d’intensité de sa décharge d’énergie. Tous les vaisseaux devront orienter leur proue vers le portail et régler leurs boucliers avant au maximum. » Sans doute devait-il ajouter quelques mots car cette transmission risquait d’être la dernière. « Si le pire se produit, ce qui subsiste du pouvoir central des Mondes syndiqués et de ses forces mobiles sera détruit en même temps que notre flotte. Notre sacrifice ne sera pas vain et nos enfants seront délivrés de cette guerre. »

Rione fit irruption sur la passerelle et se planta devant l’hologramme du fauteuil de l’observateur, qu’elle fixa un moment, les yeux écarquillés, avant de se laisser tomber sur le siège. Pourtant elle ne donnait pas l’impression de scruter l’écran.

Geary se demanda vers quoi s’était tourné son regard intérieur. « Comment se déroulent les négociations ? » demanda-t-il, en s’étonnant lui-même de laisser percer davantage d’ironie que d’amertume dans sa question.

Rione secoua vivement la tête puis ses yeux parurent accommoder sur Geary. « Les Syndics étaient aussi stupéfaits que nous. Quand je suis sortie, ils hurlaient à tue-tête qu’ils n’en étaient en rien responsables, qu’aucun ordre n’avait été envoyé au portail et que les algorithmes chargés de déclencher son effondrement ne pouvaient plus être en activité. »

Que répondre à cela ? « Merci.

— Cinq minutes avant effondrement, annonça la vigie des opérations.

— Boucliers de proue au maximum, rendit compte celle des systèmes de combat.

— Très bien. » Desjani se massait délicatement le front du bout des doigts pour masquer son visage. Elle jeta un regard à Geary et, l’espace d’une seconde, sourit d’un air désabusé. « Si le pire doit se produire, je suis heureuse de vous avoir connu.

— Pareil pour moi. » Peut-être ne leur restait-il que quelques minutes à vivre, mais ils ne pouvaient même pas se prendre par la main. Ils avaient jusque-là sauvegardé leur honneur et, si le sort en décidait ainsi, ils mourraient honorablement.

En réalité, le portail avait commencé à s’effondrer plus de sept heures plus tôt. La lumière de cet événement leur parvenait enfin, et l’onde de choc, si onde de choc il y avait, ne tarderait pas à la suivre. Geary observait son écran, non sans trouver pour le moins surprenant, en son for intérieur, que tout ce qu’il montrait des environs immédiats du portail devait d’ores et déjà être détruit.

« Une minute. » La voix de la vigie était fêlée.

« Très bien, répéta Desjani, d’une voix assurée mais à nouveau plus sonore. Nous affronterons cela avec honneur et courage, exactement comme l’Indomptable et son équipage ont toujours affronté le danger. »

Le personnel de quart fit écho à ses paroles par un concert d’approbations. Elle adressa un autre sourire à Geary. Il lui répondit d’un hochement de tête. Rione fixait de nouveau le vide de l’espace.

« Trente secondes avant le passage de l’onde de choc… Dix secondes… cinq… quatre… trois… deux… un… »

La seconde s’écoula et, comme à Lakota, rien ne se produisit. « Lieutenant, obtenez-moi si possible une estimation réactualisée, ordonna Desjani.

— Oui, commandant. Je… Commandant ? » Le lieutenant des opérations scrutait intensément son écran. « Je crois que c’est arrivé. Oui. Une seconde après le délai estimé. La décharge d’énergie a été si faible que nos instruments l’ont à peine enregistrée. Nous disposons d’une vue dégagée de l’ancien emplacement du portail et de l’espace alentour. Le portail a disparu, mais tout le reste est intact.

— Que je sois pendue ! » Desjani tourna vers Geary un regard médusé. « Ces Syndics disaient vrai. »

La tête de Geary lui tournait légèrement, aussi se borna-t-il à la hocher avant de répondre : « À ce qu’il paraît. Nous sommes toujours vivants.

— Je crois que nous devrions remercier les vivantes étoiles de ce miracle et de notre survie. » Geary enfonça une touche des communications. « À toutes les unités de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Le dispositif de sauvegarde du portail de l’hypernet a fonctionné correctement. La menace est passée. Poursuivez les opérations comme prévu. » Il se retourna vers Rione. « Je pense que vous pouvez revenir à vos négociations, madame la coprésidente. »

Elle se leva en souriant. « J’y vais de ce pas, amiral. Je compte également allumer une bougie pour le capitaine Cresida ce soir. »

Rione partie, Geary jeta un regard à Desjani : « Rappelez-moi d’en faire autant.

— Je ne devrais pas avoir à le faire, répondit-elle d’une voix presque aussi bourrue que celle avec laquelle elle s’était adressée à ses officiers. Je le ferai néanmoins avant d’en allumer une moi-même. Bon, maintenant, pourquoi le portail s’est-il effondré ?

— Des individus loyaux aux ex-dirigeants syndics et prêts à mourir pour eux ont dû lui en envoyer le signal, avança Geary. Ou bien…

— Oui ! Ou bien nos mystérieux ennemis. Ils ont dû apprendre que nous étions là et transmettre l’ordre au portail. » Desjani s’adossa à son fauteuil dans une posture qui n’avait rien perdu de sa raideur. « S’ils l’avaient envoyé plus tôt, avant que les Syndics n’aient désactivé les algorithmes chargés de provoquer la catastrophe, ils auraient tout à la fois décapité les Mondes syndiqués et éliminé la flotte de l’Alliance.

— Une jolie réussite. » Geary se massa le menton en réfléchissant à la besogne inachevée. « Ça ne va pas s’arrêter là, n’est-ce pas ?

— Jamais de la vie, amiral !

— Les extraterrestres n’auraient pu être informés de notre présence que d’une seule façon… Par les vaisseaux syndics. » Geary pianota sur le bras de son fauteuil. « Certains, surtout parmi les cuirassés, sont sans doute endommagés mais restent opérationnels. Il faut envoyer quelques-uns de nos bâtiments leur “apporter de l’aide”. » Desjani arqua des sourcils incrédules. « Nous installerons à leur bord un certain nombre des nôtres, que ça leur plaise ou non. Nous ferons un geste humanitaire, nous soignerons leurs blessés et nous évacuerons ceux qui n’ont pas pu quitter ces vaisseaux dans un module de survie. Et nous en profiterons pour examiner leurs systèmes et voir s’ils ne sont pas infectés par des virus extraterrestres. »