Rione rompit le silence qui avait suivi la fin de la transmission : « Une autre de nos craintes vient de se concrétiser. Les extraterrestres cherchent à envahir l’espace syndic en profitant de leur faiblesse.
— L’espace humain, voulez-vous dire, rectifia Sakaï. Une partie de l’humanité est effectivement affaiblie, mais chacun de leurs gains se fera aux dépens de l’humanité tout entière et de sa capacité à les affronter plus tard.
— Il y a loin de cette frontière à l’Alliance, grommela Costa.
— Tout dépend de l’unité de mesure, intervint Rione. En années-lumière ? Sans doute. En sauts ? Ça reste vrai. Mais par l’hypernet ? Quatre semaines de trajet tout au plus.
— Bien trop près », approuva Sakaï.
Costa se renfrogna davantage. « Le Grand Conseil évaluera la situation et décidera des mesures à prendre.
— Nous n’en avons pas le temps, insista Sakaï. L’ultimatum expirera avant même que nous n’ayons regagné l’espace de l’Alliance.
— Tant pis pour les Syndics. Le Grand Conseil…
—… a déjà accordé à l’amiral Geary la liberté de prendre toute décision concernant un affrontement avec les extraterrestres, la coupa Rione. Nous ne sommes là que pour le conseiller, mais c’est à lui qu’il revient de prendre la décision finale. »
Et tous se tournèrent de nouveau vers lui. Geary ressentit brusquement une bouffée de nostalgie du bon vieux temps où il n’était encore qu’un officier parmi les autres, tout juste bon à se tourner lui aussi vers celui qui avait écopé de l’obligation de régler le dernier foutoir et devait s’y coller. Mais, depuis l’attaque surprise des Syndics à Grendel, voire depuis les quelques jours qui l’avaient précédée, tout le monde se tournait toujours vers lui. Bizarre qu’il ne s’y fût pas habitué !
Il avait pressenti que les extraterrestres agiraient. Il se retrouvait désormais avec sur les bras une situation bien précise et une flotte qui, si elle venait sans doute de gagner une guerre, ne tarderait pas à apprendre qu’il lui faudrait bientôt affronter un nouvel ennemi.
Mais il lui restait pourtant une personne à interroger et il se tourna vers Boyens : « Pourquoi là-bas ? Pourquoi ce système stellaire en particulier ? Pourquoi les extraterrestres s’en prennent-ils d’abord à lui ?
— À cause de sa position stratégique. » Boyens afficha un hologramme de ce secteur de l’espace syndic et montra une étoile à cheval sur la frontière avec les extraterrestres. « Le système de Mitan porte ce nom parce qu’il est relativement bien situé par rapport à d’autres étoiles. De Mitan, les vaisseaux peuvent sauter sans escale vers huit autres systèmes. C’est un excellent point de passage. »
Geary scruta l’hologramme et sentit sa gorge se serrer. « Ce qui en fait une charnière de la défense de ce secteur, n’est-ce pas ? S’ils contrôlent Mitan, les extraterrestres peuvent menacer ces huit autres systèmes et les contraindre à leur tour à évacuer. Et c’est toute la ligne de défense de la frontière qui s’écroule.
— Un de ces huit systèmes est d’ores et déjà sous leur contrôle, mais c’est parfaitement exact. Les systèmes stellaires à portée de saut seraient trop nombreux pour que nous puissions tous les défendre. Nous devrions nous replier derrière la frontière pour établir une nouvelle ligne de défense, à partir de laquelle le nombre des systèmes directement menacés serait limité par la portée des sauts.
— Nous ? » demanda sèchement Costa.
Boyens rougit légèrement. « Je parlais des Mondes syndiqués.
— Il n’y a plus de Mondes syndiqués.
— Cette situation n’est pas encore établie, en particulier à proximité de la frontière et dans d’autres secteurs, mais, s’il le faut, nous formerons une nouvelle coalition de systèmes dans la zone frontalière. Nous ne pouvons pas nous permettre de la laisser s’effriter. Un système stellaire isolé ne pourrait jamais réunir les ressources nécessaires à sa défense.
— Par ce “nous”, vous faites cette fois allusion aux populations des systèmes de la zone frontalière ? demanda Rione.
— En effet. » Boyens fixa l’hologramme. « Du moins à ce qu’il en restera après cette affaire. Écoutez, je sais ce que vous éprouvez à notre endroit, et plus particulièrement pour moi. Mais nous avons un ennemi commun, une bonne raison de nous unir.
— Pourquoi sont-ils vos ennemis ? s’enquit Sakaï. Comment les Mondes syndiqués se sont-ils conduits avec l’espèce “Énigma” ?
— Je ne suis pas informé de tout, insista Boyens. Surtout de ce qu’il est advenu dans les premières années du dernier siècle. Je sais seulement que nous avons tenté de percer leurs secrets, mais, autant que je sache, en vain.
— Vous les avez provoqués, accusa Costa. Et maintenant vous nous demandez de sauver vos misérables peaux d’un sort dont vous êtes les premiers responsables.
— Je ne suis pas au courant de tous nos faits et gestes ! Mais… quelle importance ? Tout cela, c’est du passé et l’on n’y peut strictement rien changer. Aujourd’hui, si vous ne faites rien, d’innombrables innocents risquent d’en pâtir. »
Rione, qui, entre-temps, s’était mise à tapoter discrètement sur des touches, releva les yeux pour fixer Boyens : « Il semblerait que, si les extraterrestres s’emparaient de Mitan, vous devriez, pour établir une nouvelle ligne de défense efficace, leur abandonner vingt autres systèmes stellaires. »
Boyens étudia l’écran puis hocha la tête. « Quelque chose comme ça. Il faudrait évacuer plusieurs milliards de gens.
— Disposez-vous d’assez de vaisseaux pour le faire ?
— Dans la région frontalière ? Non. Dans la totalité de l’espace syndic ? Je n’en sais rien. J’en doute. Nous ne pouvons pas compter dessus de toute façon.
— Qu’advient-il des humains abandonnés sur une planète contrôlée par les extraterrestres ?
— Je n’en sais rien. Personne ne le sait. Il n’y a jamais eu aucun contact, aucune preuve, aucune trace d’eux. Tout ce que nous leur avons envoyé pour tenter de découvrir quelque chose a également disparu sans laisser de traces. »
Tout le monde garda un instant le silence puis Rione se tourna vers Geary. « Avons-nous le choix ?
— Que vous inspire cet ultimatum ? se contenta-t-il de répondre. Correspond-il à ce que nous en a dit l’autre commandant en chef ?
— Oui. Brutal et sans équivoque. Et il ne contient strictement rien qui nous fournisse un indice sur la mentalité des extraterrestres. Il aurait pu être pondu par un homme.
— Peut-être est-ce d’ailleurs le cas puisque les Syndics ignorent ce qui est arrivé aux hommes qu’ils ont capturés. »
Sakaï braqua le regard sur le texte de l’ultimatum. « Prisonniers ? Esclaves ? Hôtes ? Animaux de compagnie ? Si seulement nous connaissions leur statut.
— Vous oubliez “morts”, déclara tranquillement Rione. De mille manières différentes. Nous devons absolument connaître la réponse à cette question. Sans elle, nous n’avons aucun moyen de savoir si une coexistence pacifique est possible.
— Pacifique ? cracha dédaigneusement Costa. Quels qu’ils soient, la paix semble exclue. Vous avez vu ce qu’ils ont fait à Kalixa ! Ils sont inhumains ! »