— Ils ont tenté de nous nuire. Ils peuvent provoquer l’effondrement d’un portail au moyen d’une sorte de signal à distance. C’est ce qui s’est produit à Kalixa. Et ici.
— Ils ont cherché à nous éliminer ? demanda Neeson.
— Manifestement. Permettez-moi de vous faire part de tout ce que nous avons pu réévaluer à la lumière de notre connaissance de leur existence et de la situation à la frontière du territoire syndic et du leur. »
Geary poursuivit son exposé, leur montra le S.O.S. du commandant en chef syndic et leur rapporta les rares détails connus sur les aptitudes de l’espèce Énigma. Lorsqu’il se tut enfin, le silence régna durablement.
Ce fut le commandant du Dragon qui se chargea de le rompre : « Serait-il question de nous allier avec les Syndics contre ces extraterrestres ?
— Non. » Geary sentit se dissiper une partie de la tension. « Nul n’a jamais suggéré que nous acceptions de défendre les Mondes syndiqués. Un tel accord serait trop aisément contournable. » De nombreux hochements de tête répondirent à cette déclaration. Personne ne se fiait aux Syndics. « Mais endiguer une invasion, c’est une tout autre affaire. Nous ne savons rien des objectifs de cette espèce Énigma et nous ignorons où elle s’arrêterait si l’ancienne frontière syndic s’effondrait.
— Vous n’êtes pas en train d’évoquer une menace pour l’Alliance, n’est-ce pas ? C’est bien trop éloigné.
— Quatre semaines de trajet de cette frontière à l’Alliance, lâcha Desjani. Par l’hypernet.
— Peuvent-ils emprunter l’hypernet ? s’enquit le commandant de l’Écume de Guerre.
— C’est possible, répondit Geary. De fait, nous avons toutes les raisons de croire que ce sont eux qui ont fourni clandestinement cette technologie à l’Alliance et aux Mondes syndiqués. »
Tous écarquillèrent à nouveau les yeux, puis le capitaine Neeson reprit la parole. « Ça expliquerait tout, marmonna-t-il in petto. Il y a tant de points qui nous restent inconnus dans cette technologie… et ces virus basés sur les probabilités quantiques provenaient bien des clés de l’hypernet, non ?
— Ostensiblement.
— Pourquoi ? demanda Badaya en plissant les yeux d’un air menaçant. Pourquoi la donner aux deux camps ? À quel jeu jouaient-ils ? »
Duellos semblait fixer le néant. « L’hypernet a donné un coup de fouet à l’économie des deux camps au moment précis où les coûts de la guerre la grevaient. Il a aussi simplifié le conflit en améliorant la logistique et en permettant des transferts de troupes et des concentrations de forces plus rapides.
— Ils tenaient à ce que nous continuions de nous battre ? » Badaya se rejeta en arrière en affichant un masque à la fois songeur et furieux. « Pour nous affaiblir. Les uns et les autres. Nous mettre à genoux pour préparer leur invasion.
— C’est peut-être bien ce qui est en train de se passer, convint Geary. Nous avons l’intention de leur montrer qu’une telle ingérence dans les affaires de l’humanité ne sera pas tolérée et que nos luttes intestines ne l’empêcheront nullement de riposter à toute tentative d’invasion de son espace.
— Ce qui exigera probablement un combat, fit remarquer Jane Geary. Un combat contre un ennemi dont nous ignorons la force et les moyens, doté d’armes et de capacités défensives tout aussi inconnues.
— En effet. Mais, si nous ne ripostons pas maintenant, nous devrons le faire plus tard, quand nous serons affaiblis et qu’eux se seront encore renforcés. Nous avons l’occasion de tracer un trait de craie à cette frontière et de leur faire comprendre qu’ils ne peuvent pas contraindre l’humanité à battre en retraite. »
Ce qui passa comme une lettre à la poste. Geary vit distinctement les échines se raidir à la seule perspective d’une reculade. Tous avaient la conviction qu’ils ne s’étaient jamais repliés devant les Syndics. Il était hors de question qu’ils consentent à reculer devant un autre ennemi.
« Vous avez dit qu’ils s’étaient déjà emparés de planètes syndics, laissa tomber le capitaine Parr, commandant de l’Incroyable. Étaient-elles encore occupées par des hommes ? Et, si oui, savons-nous ce qu’ils sont devenus ?
— Non, nous l’ignorons. On n’a jamais eu de nouvelles de ceux qui vivaient dans des secteurs annexés par les extraterrestres. » Geary prit conscience du malaise général. Il ne s’agissait pas uniquement des craintes engendrées par des millénaires de fictions narrant les tentatives d’espèces extraterrestres pour détruire l’humanité ou la réduire en esclavage, histoires qui toutes, au cours des derniers siècles, avaient de plus en plus pris l’allure de purs et simples fantasmes puisqu’on n’avait jamais découvert d’extraterrestres jusqu’à ce jour. Non, songeait Geary, il s’agissait surtout d’abandonner des gens. La flotte ne l’avait jamais fait par choix et, quand elle s’y était résolue, elle avait toujours souhaité retourner chercher ces laissés-pour-compte. Bien sûr, ce vœu n’avait été que très rarement exaucé dans la pratique, mais ça n’en restait pas moins un crève-cœur.
Badaya fixa l’hologramme d’un œil coléreux. « Ce sont des Syndics mais aussi des hommes. Peut-être ne sont-ils même plus des Syndics, d’ailleurs. Ils vont pendre ou abattre leurs chefs et instaurer des gouvernements avec qui nous pourrons traiter. Il faut évacuer ces systèmes stellaires. Les Syndics n’en sont pas capables, n’est-ce pas ?
— Non, reconnut Geary. Ils n’ont ni le temps ni le nombre suffisant de vaisseaux. Vous savez à quel point il est déjà malaisé d’évacuer un seul système stellaire, même en alignant toutes les ressources de l’Alliance. Des millions de gens seront abandonnés sur ces planètes.
— Alors il faut impérativement y aller pour arrêter les extraterrestres ! Peut-être sont-ils en mesure de massacrer des Syndics, mais ils découvriront qu’une flotte de l’Alliance résolue à combattre représente une menace dont ils ne pourront pas venir à bout, en dépit de toutes leurs capacités. »
Un rugissement approbateur accueillit les paroles de Badaya.
À la fin de la réunion, Geary resta planté là à se demander si l’enthousiasme suscité par la perspective d’une offensive contre un nouvel ennemi durerait bien longtemps.
Resté, Duellos secouait la tête en souriant d’un air désabusé. « Le capitaine Badaya conçoit la flotte comme un marteau, le plus gros que l’humanité ait jamais forgé. Dès que le problème lui est apparu sous la forme d’un clou, il n’a eu de cesse d’envoyer la flotte l’enfoncer.
— Ouais, convint Geary. Badaya m’a valu pas mal de migraines par le passé, mais son côté carré peut parfois se révéler très utile. » Rione aurait pu dire la même chose et Geary trouva brusquement cela très perturbant.
Desjani éclata de rire sans prévenir. Constatant que Duellos et Geary la fixaient, elle désigna l’hologramme. « Le commandant en chef de Mitan s’attend à recevoir des secours pour l’aider à repousser des extraterrestres qui risquent incessamment de se pointer et, au lieu de la flottille syndic qui devrait arriver à sa rescousse, il va voir débouler la flotte de l’Alliance par le portail de l’hypernet. Vous imaginez ? Elle va sauter en l’air de stupéfaction, si haut qu’elle en crèvera la stratosphère. »
Réparer au minimum les avaries exigea quelques jours. Dans un monde parfait, Geary aurait sans doute renvoyé à la maison les bâtiments les plus endommagés, mais, si l’Alliance fabriquait d’autres clés de l’hypernet syndic en se basant sur les données de celle que transportait l’indomptable, aucune n’était encore disponible au départ de la flotte. Seuls ceux qui accompagnaient le vaisseau amiral pouvaient emprunter l’hypernet syndic, de sorte que les bâtiments blessés devraient suivre la flotte escortés par les auxiliaires. Ces derniers répartissaient cellules d’énergie, missiles et mitraille entre toutes les unités, ainsi que les pièces détachées et le matériel destiné aux réparations qu’ils avaient usinés.