— Que je sois pendu si je le sais ! répondit Boyens. Ils ont l’air plus doués pour singer les émotions humaines factices que les sentiments sincères.
— Vaisseaux de l’Alliance », commença l’avatar, dont l’expression s’altéra légèrement sans pour autant tout à fait s’accorder à son ton. Comme l’avait dit Boyens, le décalage était infime mais indubitablement sensible. « Votre flotte ne possède pas cette étoile et n’a rien à faire ici. Nous traiterons avec ceux qui occupaient ce système stellaire sans le posséder. Quittez cette étoile et vous aurez la paix. La destruction sera infligée à ceux qui resteront. Cette étoile nous revient de par un très ancien accord. »
Geary jeta un regard vers l’image de Boyens, qui secoua la tête. « Les Mondes syndiqués n’ont signé aucun traité avec eux.
— Peut-être veulent-ils dire qu’elle leur appartient de droit divin ou quelque chose d’approchant, avança Rione. Ou bien qu’ils ont revendiqué la possession de ce territoire voilà très longtemps, bien avant d’avoir les moyens de le contrôler. » Elle se tourna vers les deux autres sénateurs. « Ils prétendent ne pas souhaiter combattre mais assortissent leur “pacifisme” de menaces en cas de refus d’obéissance. »
Costa avait l’air furax. « Ils veulent la paix mais à condition que nous nous pliions à toutes leurs exigences.
— Tout à fait d’accord, déclara Sakaï. Mais il ne s’agit peut-être que d’une démonstration d’agressivité destinée à ouvrir la discussion.
— Peut-être. Les croyez-vous décontenancés par notre présence ? » demanda Geary.
Les trois sénateurs y réfléchirent puis Rione hocha la tête. « Peut-être pas décontenancés, mais ils ont l’air de ne vouloir traiter qu’avec les Syndics.
— À cause des virus plantés dans les systèmes des vaisseaux syndics, ils ont dû prendre l’habitude de pouvoir suivre les bâtiments humains à la trace. Peut-être sont-ils réellement surpris de nous voir et tentent-ils de nous contraindre à partir en bluffant. Continuons de parlementer et voyons déjà s’ils reculent quand nous refusons d’obtempérer. Ça ne mange pas de pain. » Geary réfléchit un instant puis tapa sur ses contrôles. « Ici l’amiral John Geary de la flotte de l’Alliance. La guerre entre l’Alliance et les Mondes syndiqués est finie. On nous a priés d’aider à endiguer une menace contre ce système stellaire. Vous n’avez jamais passé aucun accord vous le livrant. Nous récusons la légitimité de votre ultimatum. Nous ne cherchons pas à engager un conflit avec vous, mais nous repousserons les agressions contre ce système et tout autre système occupé par l’humanité, ou prenant place à l’intérieur des frontières de son territoire. Ordonnez à vos forces de se replier, afin que nous puissions discuter de l’envoi de parlementaires pour entamer des négociations et instaurer les conditions d’une coexistence pacifique. En l’honneur de nos ancêtres. Geary. Terminé.
— Aucune chance qu’ils se retirent, marmonna Desjani.
— Ouais. Mais je devais tenter le coup. »
L’armada extraterrestre continuant de progresser sur la même trajectoire à une vélocité de 0,1 c, la réponse leur parvint en moins de quatre heures. Mais, cette fois, elle prenait la forme d’une démonstration de leurs capacités.
Les formations extraterrestres piquèrent brusquement vers le haut puis latéralement avant de reprendre leur trajectoire originelle, tous leurs vaisseaux se déplaçant dans un parfait synchronisme. La célérité des manœuvres et décrochages était impressionnante sinon terrifiante. Geary fixait son écran en clignant des yeux. « Viennent-ils réellement de faire cela ?
— Oui, répondit Desjani, les yeux rivés sur son propre écran et les mâchoires à ce point crispées que Geary en voyait saillir les muscles.
— Commandant, souffla la vigie de l’ingénierie, les astronefs extraterrestres semblent dotés de systèmes de propulsion dont le rapport masse/poussée est bien plus élevé que le nôtre. Leurs compensateurs d’inertie doivent aussi être capables de performances d’une amplitude nettement supérieure aux nôtres. »
Les autres vigies fixaient leur écran dans la même posture que Desjani, en affichant la même expression interdite.
Cette dernière se détendit, prenant sur elle dans un effort de volonté que Geary ne trouva pas moins admirable que les capacités de manœuvre des vaisseaux extraterrestres, puis se tourna nonchalamment vers la vigie de l’armement. « Pouvons-nous les frapper ?
— Commandant ? » La vigie mit un moment à digérer la question puis consulta hâtivement ses systèmes. « Oui, commandant. Nos systèmes de visée peuvent se verrouiller sur des cibles manœuvrant comme viennent de le faire ces bâtiments.
— Et nos missiles spectres ?
— Pareillement, commandant. À condition de les tirer à l’intérieur d’une enveloppe correcte. » À mesure que la vigie répondait, elle donnait l’impression de recouvrer son sang-froid, tout comme, d’ailleurs, le reste du personnel de quart sur la passerelle.
« Ils ne peuvent donc pas distancer nos spectres ni nos lances de l’enfer ?
— Non, commandant, convint en souriant la vigie de l’armement.
— Alors ils peuvent bien danser autant que ça leur chante », conclut Desjani en décochant subrepticement un clin d’œil à Geary, tandis que les vigies retrouvaient leur sourire et se retournaient avec détermination vers leur écran.
Geary répondit à son clin d’œil par un regard rempli d’admiration et se pencha sur elle : « Vous êtes un sacré officier, capitaine Desjani. Encore bravo ! Voulez-vous diffuser cette information à toute la flotte ? »
Elle sourit. « Pas besoin. Mon officier s’en charge en ce moment même. Il arrive parfois aux réseaux parallèles de fonctionner à notre avantage. »
Conscient que tous les regards étaient braqués sur lui, Geary se rejeta en arrière en s’efforçant d’afficher la même désinvolture que Desjani. Il se demandait jusqu’à quel point les extraterrestres étaient capables de sonder les sentiments humains. Y verraient-ils sang-froid et assurance, arrogance et inconscience, ou bien strictement rien d’intelligible ?
« Nouveau message entrant, annonça l’officier des transmissions. Tous semblent provenir de leur sous-formation de tête inférieure. »
Le visage des avatars affichait cette fois une expression plus sévère et leur posture semblait s’être raidie. « Partez. Quittez cette étoile. Elle n’est pas à vous, amiral Geary. Nous ne traiterons qu’avec ceux des Mondes syndiqués. Votre flotte doit partir. Si vous combattez elle sera anéantie. Les négociations pourront reprendre quand notre propriété aura été abandonnée par les Mondes syndiqués.
— Amiral ? appela l’officier des transmissions. Autre message du commandant en chef syndic responsable de ce système. »
Iceni apparut à l’écran. Elle s’efforçait manifestement de donner l’impression de la sérénité. « Amiral Geary, l’espèce Énigma vient de nous informer qu’elle refuse d’avoir affaire à vous et exige la reddition immédiate de ce système stellaire. J’ai opté pour ne pas répondre. Étant donné la teneur de ses messages et le nombre de ses vaisseaux, il semble qu’elle soit décidée à combattre pour s’assurer le contrôle de ce système stellaire. J’ignore sous quelles conditions vous avez accepté de venir défendre Mitan mais, en affrontant l’espèce Énigma, vous avez satisfait à l’honneur. Nous n’exigerons pas de vous que vous livriez en notre nom un combat perdu d’avance. Si vous choisissiez de vous retirer maintenant, nul ne pourrait vous en blâmer. Nous vous prions simplement de faire tout ce que vous pourrez durant ce repli pour retenir l’attention des extraterrestres, afin que le plus grand nombre possible de nos vaisseaux d’évacuation puissent s’échapper. »