Le sénateur Sakaï montra les deux paumes. « Comment négocier s’ils se contentent de répéter leurs exigences ad libitum ?
— Ils ne veulent pas négocier ! aboya Costa. La situation exige manifestement un… repositionnement de la flotte, amiral Geary. Son anéantissement consécutif à la défense d’un système stellaire syndic serait une pure et simple trahison de la population de l’Alliance. »
Geary se rendait compte que tout le monde sur la passerelle retenait soudain son souffle, mais les paroles de Costa ne lui avaient inspiré qu’une sorte d’amusement sardonique. « M’accuseriez-vous de trahison, sénatrice ?
— Je n’ai pas dit cela, mais…
— Le Grand Conseil m’a confié à l’unanimité le commandement de cette flotte et j’ai bien l’intention de mériter sa confiance, poursuivit Geary, la voix plus dure. Bon, j’ai un combat à planifier et j’apprécierais assez qu’on ne m’interrompe plus, sauf si ces interruptions sont de nature constructive. »
Derrière Costa et à son insu, Rione se fendit d’un demi-sourire qui retroussa un coin de sa bouche.
Sakaï se contentait de fixer les écrans sans mot dire.
Costa rougit mais garda le silence, et aucun de ses deux collègues ne prit sa défense.
Tous les autres respirèrent de nouveau et Geary se retourna pour observer l’armada en approche, qui ne se trouvait plus qu’à une seule heure-lumière. « Prenons de la vitesse. » Il ordonna à la flotte d’accélérer jusqu’à 0,1 c sur un vecteur d’interception avec l’armada extraterrestre. « Encore cinq heures environ avant le contact.
— À peu de chose près », convint allègrement Desjani. La manière dont Geary avait mouché Costa donnait l’impression de l’avoir particulièrement mise de bonne humeur. « Ils sont très nombreux, ajouta-t-elle sur le même ton que si elle avait parlé de la pluie et du beau temps.
— Ouais.
— Pourquoi se donnent-ils la peine de nous prévenir ? »
Geary la regarda. « Comment ça ?
— Pourquoi n’attaquent-ils pas bille en tête ? Ils sont trois fois plus nombreux que nous, à moins que d’autres se cachent encore quelque part, et, si les portails de l’hypernet et leurs virus nous renseignent bien sur leur niveau technologique, leur armement doit être au minimum l’égal du nôtre. Ils auraient pu dissimuler leur nombre jusqu’au moment de nous frapper. Mais, au lieu de combattre, ils cherchent à nous faire déguerpir. »
Geary plissa le front. « Nous nous retrouvons devant la devinette de Duellos. “Plumes ou plomb ?” Une énigme insoluble, dont la solution change au gré du démon qui la pose. Comment trouver la réponse exacte quand nous ne comprenons rien aux extraterrestres qui nous soumettent ce problème, et que nous ne savons même pas quelle signification il revêt pour eux ? »
Desjani haussa les épaules. « Ils nous laissent une chance de partir sans combattre, répéta-t-elle. Ils s’y efforcent même. Alors qu’ils se sont montrés parfaitement impitoyables quand ils ont provoqué l’effondrement du portail de Kalixa. Donc pourquoi sont-ils si polis aujourd’hui ? Apparemment, leurs vaisseaux pourraient rester indétectables. À leur place je chargerais sans prévenir et je veillerais à ce que l’ennemi se souvînt de ne plus jamais se fourrer dans mes pattes. Je dissimulerais le nombre de mes bâtiments, j’arriverais complètement occulté jusqu’à me retrouver au milieu de la flotte ennemie et j’ouvrirais le feu sans sommation, exactement comme ils l’ont fait avec les Syndics par le passé. »
Geary se pencha, de plus en plus songeur, en réfléchissant au petit laïus de Desjani. Bon, ils avaient affaire à des entités qui ne raisonnaient pas comme les humains mais qui pouvaient faire preuve quand ils le voulaient d’une inflexibilité sans merci. Sans doute ne connaissait-on pas les mobiles des extraterrestres, mais rien de ce qu’ils avaient fait jusque-là ne passait pour complètement irrationnel aux yeux des hommes, encore que certains exemples, comme Kalixa, prouvaient qu’ils ignoraient la pitié quand ils traitaient avec eux. Les extraterrestres semblaient pragmatiques, au sens le plus insensible du terme. Ce qui n’en faisait certes pas des démons, mais tout bonnement des égocentriques, et, à cet égard, l’humanité ne pouvait guère se targuer d’avoir des leçons à donner à une autre espèce intelligente. Mais, en attirant l’attention de Geary sur ce sujet au lieu de le laisser se concentrer sur la seule menace imminente posée par leur armada, Desjani avait mis le doigt sur une question importante. Pourquoi une espèce d’extraterrestres pragmatiques et capables des actes les plus impitoyables se montrait-elle brusquement si souple envers une flotte humaine qu’il lui faudrait peut-être affronter un jour ?
S’il s’était agi d’humains et s’ils avaient offert une telle échappatoire à la flotte de l’Alliance, Geary se serait immanquablement posé la question. Quelles raisons étaient-elles envisageables ? « S’ils préfèrent réellement nous voir partir plutôt que de nous anéantir… pourquoi ?
— J’ai posé cette question la première, répondit Desjani. Nous pouvons d’ores et déjà partir du principe que ce ne sont pas les scrupules qui les étouffent.
— Non. Pas après qu’ils nous ont poussés par la ruse à construire des portails de l’hypernet, qu’ils ont détruit Kalixa et tenté de détruire aussi le système mère des Syndics quand la flotte s’y trouvait.
— Et ils n’ont pas non plus attaqué celui-là quand la flottille de réserve syndic le défendait », répéta Desjani.
C’était la stricte vérité. « Ce qui veut dire qu’elle était sans doute assez puissante pour les inquiéter, même si une flotte extraterrestre de la taille de celle que nous avons sous les yeux aurait certainement pu la tailler en pièces. Et que nous-mêmes le sommes assez pour les intimider, même si ça ne nous saute pas aux yeux.
— Donc ils ne sont peut-être pas aussi forts qu’ils en ont l’air, conclut Desjani. Et peut-être aussi redoutent-ils davantage que nous ne le croyons de perdre la bataille, malgré ce que pourrait laisser entendre le rapport de forces. »
C’était raisonnable, mais pourquoi redouteraient-ils une telle issue, étant donné le nombre de leurs vaisseaux ? Par crainte de trop grosses pertes ? Mais ils avaient combattu plus d’une fois les Syndics. Peut-être fallait-il établir un parallèle avec l’affaire du portail de l’hypernet du système mère syndic : peut-être avait-il sous les yeux quelque chose dont il ne comprenait pas la signification. Une sorte de cheval de Troie. Pour une raison qui lui restait incompréhensible, l’esprit de Geary ne cessait de revenir sur les phrases que Desjani et lui venaient de prononcer. Qu’ils en ont l’air… ils ne sont peut-être pas aussi forts qu’il y paraît… « Qu’il y paraît. » Pourquoi son cerveau lui soufflait-il que c’était le mot-clef ?
Il n’aurait pas dû l’être. En réalité, nul ne regardait réellement, directement les extraterrestres. Tout ce que Geary observait lui parvenait par le truchement des senseurs de la flotte, et ces senseurs étaient fiables. Ils voyaient beaucoup plus loin et distinctement que l’œil humain. Ceux des Syndics différaient sans doute légèrement mais n’en étaient pas moins sensiblement équivalents, et les Syndics avaient tenté pendant des décennies, sans résultat apparent, d’en apprendre plus long sur les extraterrestres.
Desjani devait avoir nourri les mêmes pensées. Elle fixa son écran en fronçant les sourcils puis leva la main et le pointa de l’index. « Leur supériorité numérique paraît écrasante.