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Desjani resta coite mais ses doigts pianotaient légèrement sur le bras de son fauteuil, près des commandes de l’armement de l’Indomptable. Lui demander son avis était inutile.

Mais Rione avait marqué un point. Tuer un grand nombre de ces extraterrestres les encouragerait-il à entreprendre d’autres agressions ou les en dissuaderait-il ? On n’en savait tout bonnement pas assez sur la mentalité de l’espèce Énigma. À moins que… si ? « Ils n’ont jamais eu l’air de trop se soucier de nos réactions à leurs agissements. » Rione lui lança un regard inquisiteur. « Si nous ne nous trompons pas, ils ont trahi les dirigeants syndics au début de la guerre. Incité par la ruse l’humanité à construire un portail de l’hypernet dans ses plus importants systèmes stellaires. Détourné sur Lakota la flottille syndic et failli provoquer la destruction de la flotte. Déclenché délibérément l’effondrement du portail de Kalixa et celui du système mère syndic.

— Où voulez-vous en venir ? demanda Rione.

— À ce qu’ils ne se sont jamais conduits comme s’ils craignaient des représailles de notre part, ni de déclencher une guerre à mort entre nos deux espèces. Mais quiconque se pencherait sur l’histoire de l’humanité ou sur le cours de la guerre qui vient de s’achever se rendrait aisément compte que les hommes ripostent aux provocations et aux agressions par des représailles. »

Desjani lui jeta un long regard en biais. « Le concept de représailles leur serait-il inconnu ?

— Ils ne s’y attendaient pas de notre part ou, en tout cas, ne les redoutaient pas. »

Rione fixait Geary. Ses pensées restaient insondables. « Vous essayez de comprendre comment ils raisonnent en vous basant sur leur comportement ?

— C’est le seul indice dont nous disposions. Qu’en pensez-vous ? »

Elle mit quelques secondes à répondre. « J’aimerais trouver un argument contraire mais il ne me vient pas. Sauf, peut-être, comme vous l’avez suggéré, qu’ils ne craindraient tout simplement pas des représailles de notre part. Mais cela en soi signifierait une arrogance qu’il nous faudrait absolument rabattre, pour notre propre sécurité. Pourtant, si vous ne vous trompez pas, comprendront-ils notre réaction ?

— Peut-être en le formulant différemment. » Geary se tourna de nouveau vers Boyens. « Les Syndics n’arrêtent pas de dire que ce système leur appartient. Qu’il est “leur”. L’espèce Énigma donne-t-elle l’impression de saisir la notion de “défense du territoire” ? »

Boyens eut un rire amer. « On peut le dire. Regardez ce qu’ils font en ce moment même. Ils ne demandent pas qu’on “leur donne ce système parce qu’ils le veulent”, mais qu’on “le leur rende parce qu’il est leur”. C’est la justification de leurs actes et nous ne sommes pas autorisés à empiéter sur leur domaine.

— Est-ce cohérent avec leur conduite et leurs déclarations antérieures ? » demanda Rione.

Boyens rumina une seconde avant de répondre. « Oui, autant qu’il m’en souvienne. Vous êtes chez nous, vous devez partir. C’est à nous, n’entrez pas. Ce genre de discours.

— Ils sont donc jaloux de leur territoire ?

— Oui. À l’extrême. Nous… les Mondes syndiqués, je veux dire… avions tendance à regarder leur comportement comme inspiré par la préservation de leur propre sécurité ou la volonté de nous interdire d’apprendre certaines choses, mais il pourrait tout aussi bien s’agir de la manifestation d’une mentalité de propriétaire. Propriété privée ! N’entrez pas !

— Merci. » Rione tourna vers Geary un visage affichant ouvertement son mécontentement, ce qui lui ressemblait bien peu. « Tout cadre. J’aurais préféré que ça ne soit pas le cas. Les extraterrestres qui conduisent cette armada n’ont pas l’air capables d’appréhender ce que nous faisons ici, dans un système syndic, et pourquoi nous ne sommes pas partis quand ils nous l’ont demandé. Ils ne comprennent pas le mobile qui nous anime, puisque ce système ne nous appartient pas. À leurs yeux, nous n’avons aucune raison de le défendre. D’un autre côté, ils s’imaginent qu’ils peuvent en revendiquer tout simplement la propriété et contraindre des humains à abandonner un système que l’humanité occupe depuis un certain temps. À la lumière de vos assertions, amiral, et de celles du commandant Boyens, il me semble qu’une défense pugnace de Mitan, susceptible de persuader les extraterrestres que nous regardons tout territoire colonisé par les hommes comme notre propriété privée, serait la ligne d’action la plus propice. »

Desjani lui jeta d’abord un regard étonné puis reprit contenance et fit mine de se concentrer à nouveau sur son écran.

Les deux autres sénateurs s’avancèrent et reprirent leur discussion avec Rione, mais elle les entraîna cette fois au fond de la passerelle, loin de Geary.

« Très bien, alors, lança ce dernier à Desjani. Nous allons donc flanquer la pile à ces extraterrestres pour leur montrer que nous pouvons être aussi jaloux qu’eux de notre territoire.

— Allons-nous revendiquer aussi ce système ?

— Pas de façon aussi directe. Désolé.

— Il pourrait nous être utile, fit-elle observer. Agréable, offrant un accès commode à leur frontière. Et, si nous reconduisions ces extraterrestres jusqu’à Pelé à grands coups de botte dans le train, les Syndics nous en seraient certainement reconnaissants.

— Êtes-vous sérieuse ou exultez-vous seulement à la perspective d’un combat imminent avec ces êtres ? »

Desjani donna l’impression de ruminer la question avant de répondre. « Cinquante-cinquante. D’un point de vue stratégique, c’est un système intéressant, amiral. Très intéressant.

— Peut-être parviendrons-nous à un accord avec les Syndics d’ici. Du moins s’ils sont encore des Syndics après l’effondrement des Mondes syndiqués. » Geary se pencha de nouveau sur son écran, sans cesser de réfléchir. « Il va falloir entrer prudemment dans la danse, approcher en donnant l’impression que nous sommes toujours bernés par leurs virus, puis changer de tactique au dernier moment et frapper quelques-uns de leurs vrais vaisseaux. »

Elle hocha la tête. « Lieutenant Yuon, pourriez-vous superposer l’image des senseurs de la flotte à celle analysée par l’Indomptable ?

— Pour les voir toutes les deux à la fois ?

— Oui, mais en les désolidarisant l’une de l’autre.

— Le réseau n’est pas programmé pour ça. Plutôt, au contraire, pour intégrer des données venant de sources différentes. Mais ça peut se faire, commandant. Ça demandera seulement un peu de boulot.

— Combien de temps ?

— Cinq minutes, commandant.

— Faites. » Desjani sourit à Geary. « Les systèmes des autres vaisseaux de la flotte sont toujours brouillés par des virus encore actifs. Nous pourrions leur demander de nous transmettre une image de ce que les extraterrestres s’imaginent que nous voyons. »

Il opina. « Oui, mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ces virus en activité sur tous nos vaisseaux. La grande majorité devra nettoyer ses systèmes. Nous n’en garderons que quelques-uns pour nous fournir cette vue falsifiée.

— Les auxiliaires ? Ils ne sont que très faiblement armés de toute façon.

— C’est un sale coup à jouer aux ingénieurs mais une bonne idée. Aucun vaisseau extraterrestre ne devrait s’approcher des auxiliaires, si bien qu’ils seront en sécurité même si les virus brouillent leurs senseurs. Arrangeons cela. »