Le visage de Desjani se contracta de colère. « Des reptiles au sang froid ! Ils ont fait sauter les leurs. Leurs chefs les ont pulvérisés pour nous empêcher d’apprendre quoi que ce soit. Les misérables vermines ! » Sur la passerelle, les vigies abondaient visiblement dans le sens de leur commandant.
« Vous les jugez d’après nos critères », fit remarquer Rione. Son ton réticent, néanmoins, suggérait qu’elle aussi partageait la fureur de Desjani.
« Et je compte bien continuer », répondit laconiquement cette dernière.
Geary se retourna vers la vigie de l’ingénierie. « Restera-t-il de ces épaves quelque chose d’exploitable ?
— J’en doute, amiral. Nous n’en voyons plus que des débris si infimes que les senseurs ne captent que de la poussière. Mais peut-être une analyse nous donnera-t-elle une idée assez précise des alliages et des matériaux qu’ils emploient.
— Impitoyable et efficace, commenta Geary pour Desjani. Mauvaise combinaison.
— Et sur eux-mêmes ? s’enquit Sakaï. Il nous serait utile, à tout le moins, de savoir si ce sont des formes de vie basées sur le carbone. »
Le visage de l’ingénieur se plissa pensivement. « Je ne pense pas, monsieur. Si vous réduisiez ce vaisseau en poussière, les sources possibles de matériaux organiques seraient très nombreuses. Nos réserves de vivres elles-mêmes contamineraient déjà sérieusement les échantillons. À cela s’ajouteraient les vêtements, le mobilier et un tas d’autres éléments. »
Geary fixait son écran en se demandant dans quel état d’esprit il fallait se trouver pour en être réduit à de telles extrémités à seule fin d’interdire à des tiers d’en apprendre plus long sur soi. « Dois-je transmettre quelques paroles d’adieu à nos nouvelles connaissances extraterrestres qui s’enfuient à toutes jambes, madame la coprésidente, ou bien laisser cette prérogative aux représentants politiques qui se trouvent à notre bord ?
— Je suggère que vous vous en chargiez vous-même, amiral. » Rione ne semblait pas décolérer. « Quels qu’ils soient, en découvrir plus long sur eux ne sera pas tâche aisée compte tenu des mesures extrêmes qu’ils semblent disposés à prendre pour éviter que nous n’en apprenions davantage. Ils doivent être extrêmement xénophobes ou paranoïaques. Ce qui alimente leur territorialité ou en découle. Je crains que des mesures de défense pugnaces n’exigent d’être prises quand nous tenterons de trouver la bonne méthode pour les recontacter. »
Geary entendit Desjani marmonner quelques mots relatifs à « davantage de lances de l’enfer et de mitraille ». Il dut admettre qu’après avoir assisté à l’anéantissement de tous les extraterrestres éventuellement survivants, il partageait plus ou moins ce sentiment. Comment pourrait-on jamais se fier à une espèce capable d’un tel forfait, voire simplement traiter avec elle ?
Ce ne serait pas facile. Il se demanda jusqu’à quel point ses pertes au combat suffiraient à intimider une espèce prête à anéantir les siens plutôt qu’à les laisser capturer ou examiner. Mais peut-être les extraterrestres ne se souciaient-ils pas autant que les humains des individus. Tu parles. Nous nous soucions des individus, certes. Sauf quand nous leur larguons des cailloux sur la tête depuis une orbite ou quand nous les envoyons à la mort. N’empêche que nous nous en soucions. Les extraterrestres, eux aussi, auraient sans doute beaucoup de mal à nous comprendre.
Il choisit ses mots puis transmit un dernier message aux extraterrestres en fuite. « Ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Cette étoile est nôtre. Toutes les étoiles colonisées par l’humanité sont nôtres. Les systèmes stellaires que vous occupez vous reviennent. Nous ne cherchons pas à entrer en guerre avec vous, nous ne tenterons pas de nous emparer de vos possessions, mais nous défendrons les nôtres. Nous voulons la paix. Venez à nous en paix, pour parler, et nous parlerons. Mais, si vous cherchez la guerre, si vous venez nous combattre, nous combattrons. Toute attaque ultérieure contre l’humanité sera accueillie avec la même pugnacité. Nous riposterons à toute agression, où qu’elle prenne place et quelle que soit la forme qu’elle adopte. Si vous tentez de détruire d’autres systèmes stellaires nous appartenant en provoquant l’effondrement de leur portail, vous le paierez au prix fort. En l’honneur de nos ancêtres. »
Rione poussa un soupir sonore. « Bien dit. L’épée dans une main et le rameau d’olivier dans l’autre. Espérons qu’ils choisiront le rameau d’olivier. »
Boyens pénétra dans la soute des navettes, et les fusiliers qui l’escortaient s’arrêtèrent devant l’écoutille. L’officier syndic s’approcha de la navette d’un pas régulier puis pila face à Geary. « Je vous dois des remerciements, amiral. Pour moi et pour tous les êtres humains de cette région de l’espace.
— Vous devriez plutôt les adresser à tous les spatiaux de cette flotte. Et nous ne l’avons pas fait pour vous personnellement.
— Je sais. Mais vous n’y étiez pas non plus forcés. » Boyens adressa un signe de tête à Rione, Sakaï et Costa. « Un très lourd passé sépare encore nos peuples pour l’instant, mais ce premier pas est important et augure d’un avenir différent.
— Gardez vos beaux discours pour plus tard, conseilla Costa.
— Je parle très sérieusement. » Boyens embrassa le ciel d’un geste. « Les systèmes stellaires proches de la frontière avec les extraterrestres ont besoin de vous. Nous en sommes conscients. Les autorités centrales qui tentent aujourd’hui de gérer ce qui reste des Mondes syndiqués, de défendre et de préserver ce qu’ils contrôlent encore auront déjà trop de travail sur les bras. Nous ne pouvons pas en attendre avant longtemps une aide significative. Mais il y a à Taroa d’excellents chantiers navals. C’est un des systèmes stellaires que nous aurions été contraints d’abandonner si Mitan était tombé. Même ces chantiers navals mettront un certain temps à reconstruire un nombre convenable de vaisseaux de guerre, d’autant que l’effondrement progressif de l’autorité centrale des Mondes syndiqués a probablement coupé les lignes d’approvisionnement. Nous allons nous retrouver livrés à nous-mêmes, incapables pendant un bon bout de temps d’assumer efficacement notre défense. »
Sakaï réitéra le geste de Boyens. « Concevez-vous encore ces systèmes comme des dépendances des Mondes syndiqués, ou bien comme appartenant à une autre entité politique ?
— Je n’en sais rien. » Boyens eut un sourire fugace. « Je vais devoir surveiller de près toutes les déclarations d’intention. Tout dépendra de ce que voudront les gens d’ici. Je peux vous garantir qu’ils sont très mécontents d’avoir été lâchement abandonnés par les Mondes syndiqués lorsqu’on a dépouillé de leurs forces défensives les systèmes stellaires de cette région pour les envoyer combattre l’Alliance. Mais il y a désormais une nouvelle direction à Prime. Alors certains voudront peut-être continuer d’appartenir aux Mondes syndiqués, mais à condition d’exiger d’eux davantage d’autonomie et de former ici une confédération locale qui ne sera pas aussi étroitement liée à ce qu’il en reste. Et ressemblant davantage à l’Alliance. Je promets de vous tenir informé. »
Boyens les fixa tous l’un après l’autre puis afficha une moue contrite, comme s’il avait clairement déchiffré leurs réactions à sa dernière promesse. « La parole d’un commandant en chef syndic. Je sais ce que ça vaut. Mais je vous en fais personnellement la promesse. Je ne suis pas stupide. Nous avons besoin de vous. Et nous vous sommes redevables de notre salut. Je ne l’oublierai pas.