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— Vous n’avez pas quitté l’Indomptable depuis votre réveil. Vous êtes resté confiné à son bord envers et contre tout, pendant que nous endurions ensemble les pires tensions, parce que ma compagnie vous était imposée.

— Eh bien ?

— Réfléchissez-y. » Elle se leva abruptement et sortit.

Geary s’attarda encore un instant puis appela sa petite-nièce sur l’Intrépide. Ils discutèrent longuement et Jane Geary lui avoua qu’elle était incapable de voir de quoi serait fait son avenir. « Tant que je comprenais ce qu’être une Geary signifiait, je voyais en la flotte un débouché incontournable. Mais c’est aussi ce que j’ai toujours connu adulte, ce que je sais faire. Je sais que ces survivants du Riposte que nous avons recueillis avec d’autres prisonniers de guerre en repassant par le système mère syndic croyaient qu’il n’avait pas survécu à son vaisseau, mais ils n’étaient pas non plus certains de sa mort. Peut-être, c’est tout. Michael est encore vivant quelque part. En restant dans la flotte, je peux l’aider.

— C’est à vous que le choix incombe », déclara Geary, et, pour la première fois, il vit Jane Geary sourire, car elle venait de comprendre que c’était la stricte vérité.

Ils sautèrent pour Varandal le lendemain matin ; la fébrilité de Geary croissait à mesure que les derniers jours passaient de plus en plus lentement. Il souhaitait qu’on continuât d’assurer à Varandal certaines fonctions essentielles, même en son absence, mais les plans qu’on pouvait échafauder pour garantir la réparation des bâtiments endommagés, leur entretien et la rotation des tâches pendant que leurs équipages prendraient une permission et un peu de repos restaient en nombre limité.

Au bout de trois jours, Rione lui rendit visite dans sa cabine, ce qui lui arrivait rarement désormais. « Ma conscience me taraude, croyez-le ou non. Dois-je vous mettre en garde contre ce qui risque de se passer à notre retour ?

— Je ne pense pas, du moins si vous voulez parler de la promesse que m’a faite le Grand Conseil. »

Rione eut un sourire torve. « Il s’y conformera à la lettre. Ne vous attendez pas à davantage.

— C’est ce qu’on m’a déjà dit. Mais je compte prendre quelques jours de congé, une permission pour régler certaines affaires personnelles.

— Une permission ? demanda-t-elle, sceptique. Vous pensez qu’on vous l’accordera ?

— Je me l’accorderai moi-même en ma qualité de commandant de la flotte, répliqua Geary.

— Bien commode. Comptez-vous vous absenter longtemps ?

— Non. Une trentaine de jours. »

Rione parut impressionnée. « Si vous réussissez à faire faux bond si longtemps à la bureaucratie de l’Alliance, ce sera véritablement un exploit. Vous avez dû accumuler un grand nombre de jours de permission durant votre sommeil de survie, mais j’imagine que la solde que vous avez amassée en cent ans doit vous être d’un encore plus grand réconfort.

— La solde ? Des permissions ? » Il secoua la tête. « Je n’ai rien amassé de tel. » Il lut l’étonnement sur le visage de Rione. « À un moment donné de mon hibernation, on a fait quelques “mises au point” relatives à la solde et au règlement touchant aux permissions, parce qu’on avait recueilli des spatiaux restés pendant deux ans en sommeil de survie. Les bureaucrates ont décidé que ces “parenthèses” n’entraient pas en ligne de compte pour le calcul de la solde, des jours de permission et du temps de service d’active.

— Je vois. » Rione secoua à son tour la tête en souriant d’un air lugubre. « La bureaucratie a trouvé le moyen d’éviter de les payer tout en prolongeant leur contrat. Comment l’a-t-elle justifié ?

— On n’est pas en “service actif” lorsqu’on est en hibernation, de sorte qu’on est considéré comme “réserviste”. » Geary haussa les épaules. « Fort heureusement, la question de l’ancienneté n’a jamais été soulevée, si bien qu’officiellement les années que j’ai passées en hibernation comptent pour le calcul de mon ancienneté dans mon grade. Sinon j’aurais été le plus jeune capitaine de la flotte.

— Je frémis à l’idée de la tournure qu’auraient alors prise les événements. » Rione soupira. « Un agnostique lui-même admettrait que dans votre cas, amiral Geary, ce qui aurait pu se révéler très critique pour l’Alliance a plutôt bien tourné. »

Il eut un rire bref. « Dommage que les vivantes étoiles ne se soient pas penchées davantage sur mes vieux comptes en banque. Ils ont été clôturés dès qu’on m’a déclaré mort au champ d’honneur, tant et si bien que je n’ai pas profité non plus d’un siècle d’accumulation des intérêts composés du capital que j’y avais déposé. Je ne possède que ce que j’ai gagné depuis mon réveil. La solde d’amiral que je touche depuis quelque temps fera sans doute un gentil pactole, mais je ne roulerai certainement pas sur l’or. Il me reste néanmoins quelques jours de permission à prendre, puisque ceux que j’avais accumulés voilà un siècle sont encore valables.

— Eh bien, vous saurez au moins qu’elle ne court pas après votre argent. »

Geary lui jeta un regard irrité. « Je ne l’en ai jamais soupçonnée. Ni d’ailleurs personne d’autre. »

Le visage de Rione se crispa, feignant la douleur. « Ça fait très mal. » Geary ne réagit pas à sa tentative d’humour et elle le fixa en arquant un sourcil. « Que vous arrive-t-il ? Tout ne finit-il pas merveilleusement bien ? Dans quelques jours vous pourrez enfin lui parler. Croyez-le ou non, je sais combien il a dû être éprouvant de vous abstenir de dire ou faire ce qui aurait pu vous compromettre l’un et l’autre.

— Merci. » Il se massa la nuque, conscient de faire grise mine. « C’est seulement que… Je ne sais pas…

— Le trac ? demanda-t-elle à voix basse.

— Non. Pas en ce qui me concerne.

— Oh ! »

Il lui jeta un bref regard. Rione fixait un coin de la cabine, le visage de nouveau indéchiffrable. « Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que vous devrez régler ce problème vous-même, amiral.

— Je n’étais pas…

— Ce n’est pas avec moi mais avec elle qu’il faut discuter de vos rapports intimes.

— Impossible. Pas avant une semaine. J’espère seulement que je saurai trouver les mots qu’il faut. »

Rione secoua de nouveau la tête mais, avant de sortir, elle lui décocha un regard pénétrant. « Suivez votre instinct, amiral. »

Après son départ, Geary réfléchit encore quelques instants puis quitta sa cabine pour aller se promener dans les coursives de l’Indomptable. Celles-ci, en dépit de l’heure avancée, étaient encore bourrées de spatiaux qui discutaient avec excitation de la fin de la guerre et de leur retour au pays. Ce n’était plus l’espoir qu’il lisait dans leurs yeux lorsqu’ils le regardaient mais la gratitude, et il le supportait beaucoup plus facilement, même s’il mettait toujours un point d’honneur à leur affirmer qu’ils avaient gagné la guerre et remporté toutes les victoires conduisant à cet heureux dénouement. En ajoutant qu’il n’avait eu lui-même que la chance de les commander.

Il descendit jusqu’aux lieux de culte, eux aussi bondés tant étaient nombreux ceux qui venaient remercier les puissances supérieures – supérieures, du moins, à un simple amiral –, et trouva un habitacle libre. Il s’assit un instant pour jouir de la solitude puis alluma une chandelle et s’adressa à son défunt frère, mort depuis longtemps. « Il m’arrive encore parfois de me demander si tout cela est bien vrai. De simple commandant d’un croiseur lourd, je me retrouve commandant en chef d’une flotte plus puissante que tout ce que l’Alliance pouvait rassembler de mon temps. Qui aurait cru que je finirais par la sauver alors qu’elle se retrouvait piégée très loin derrière les lignes ennemies, et qu’on attendrait aussi de moi que je sauve l’Alliance ? Je sais par Jane, ta petite-fille, que tu lui as toujours affirmé que je correspondais exactement à ce que disait de moi la légende, mais nous savons tous les deux ce qu’il en est. Je ne suis que moi. J’ignore comment j’ai réussi à m’en sortir, mais je sais au moins qu’on m’a beaucoup aidé.