— Mais il y a un sujet que nous devons absolument aborder, capitaine Geary. » Elle le frôla pour entrer dans la cabine et il lui emboîta le pas en s’efforçant de ne pas prendre la mouche. « Vous ai-je dit à quel point je vous étais reconnaissante ? demanda-t-elle en se tournant vers lui. De ce que vous avez fait pour l’Alliance ? De tout ce que vous auriez pu faire aussi et dont vous vous êtes abstenu ? La sénatrice que je suis vous est redevable, ainsi que la coprésidente de la République de Callas et jusqu’à la personne privée.
— Ce n’est rien, répondit Geary en balayant ces arguments d’un geste de la main. Je n’ai fait que mon devoir.
— Vous avez fait beaucoup plus, capitaine Geary, et c’est précisément pour cette raison qu’en dépit de mes démêlés avec certain autre capitaine de notre connaissance, je suis venue vous informer qu’il y a dans votre boîte de réception un message que vous devriez lire avant d’arpenter ce vaisseau pour chercher cette personne. »
Que méditait donc Rione cette fois-ci ? « Pourquoi ?
— Faites-moi confiance. Affichez donc votre boîte de messages entrants. »
Geary rouvrit le dossier, éperonné par une curiosité croissante. « Lequel de ces messages serait à ce point important ?
— Aucun de ceux-là. Celui dont je parle a été paramétré pour n’être livré qu’ultérieurement. Il se trouve déjà dans votre boîte mais ne sera pas visible avant… oh… une heure et quelque. » Les doigts de Rione dansèrent sur les touches et, quelques secondes plus tard, un nouveau message s’affichait à l’écran. « Diantre ! Voudriez-vous y jeter un coup d’œil ? »
Geary examina le libellé en fronçant les sourcils : Personnel. Rien que pour vos yeux. Il venait de l’Indomptable. Il ouvrit le fichier et lut :
Cher amiral de la flotte John Geary,
J’espère que vous me pardonnerez de recourir à ce moyen de communication, mais cette méthode m’a paru la plus susceptible de vous épargner une situation aussi inconfortable que déplaisante.
Vous avez tenu les promesses que vous m’aviez faites, mais d’autres, tacites cette fois, s’interposent entre nous. Nous savons tous les deux de quoi il s’agit. Je ne doute aucunement de votre sincérité. Mais vous êtes resté confiné à bord de l’Indomptable depuis votre réveil, soumis à une forte tension et contraint d’œuvrer avec certaines personnes pour accomplir vos devoirs de commandant de la flotte. Il était donc normal, dans ces circonstances, que vous éprouviez pour ces personnes un certain attachement. Mais, le temps et la liberté aidant, vous risquez de regretter des promesses muettes faites sous la contrainte, et je ne peux guère vous en blâmer. Des promesses non formulées ne sauraient vous lier. Je m’y refuse.
Quand nous nous reverrons, vous aurez eu le loisir de regarder autour de vous, de voir le monde hors des limites de l’Indomptable et de décider sincèrement de vos choix. Il vous reste de nombreux défis à relever. De nombreuses ouvertures s’offrent à vous.
Combattre sous vos ordres fut un grand honneur et j’espère que vous envisagerez de naviguer encore à bord de l’Indomptable.
Très respectueusement,
Geary fixa encore le message pendant ce qui lui parut une éternité puis se tourna vers Rione. « Qu’est-ce que ça signifie, bon sang ?
— Qu’est-ce qui peut bien vous faire croire que je l’ai lu ?
— Je vous connais ! De quoi Tanya veut-elle parler ? » Rione écarta les mains. « Elle vous le dit plus ou moins clairement. Elle craint que le grand Black Jack Geary, qui pourrait avoir toutes les femmes qu’il veut, ne jette son dévolu sur une autre. » Rione eut un sourire sardonique. « Comme moi, elle ne tient pas à arriver en second dans le cœur d’un homme.
— Comment peut-elle croire ça ? » Geary fronça les sourcils. Une autre question venait de s’imposer à lui. « Pourquoi a-t-elle paramétré ce message pour qu’il me parvienne dans une heure ?
— Je ne vois vraiment pas, répliqua Rione en feignant l’ébahissement. Avez-vous paramétré la transmission au QG de la flotte annonçant votre départ en permission pour qu’elle lui parvienne immédiatement ?
— Bien sûr que non. Je tenais à être parti avant que… » Il dévisagea Rione, en se remémorant brusquement un passage vers la fin du message de Tanya. Quand nous nous reverrons.
« Desjani s’en va ? Où ça ?
— Dois-je vraiment tout vous dire moi-même ? »
Geary réfléchit et la réponse lui vint tout de suite à l’esprit. « Kosatka. Elle rentre en permission chez elle. » Il prit une profonde inspiration pour s’efforcer de se calmer. « Pourquoi n’est-elle pas venue m’en parler d’abord ? Nous aurions enfin pu aborder ce sujet.
— Relisez le message. Elle n’a pas l’air de vous croire prêt à en débattre.
— Mais comment a-t-elle pu prendre unilatéralement cette décision ? » Geary sentait la moutarde lui monter au nez. « Je n’arrive pas à croire qu’elle se soit enfuie au lieu de… »
Rione poussa un grognement d’exaspération assez sonore pour lui couper la parole. « Comptez-vous réellement lui reprocher d’avoir “fui” ? »
Geary respira encore profondément. « Non.
— Parfait. Vous n’êtes donc pas complètement incurable. Mais vous ne réfléchissez pas à ce qui se passe en elle. Son sens du devoir et de l’honneur lui interdit de s’interposer entre vous et ce que vous devrez faire pour l’Alliance à l’avenir. Même moi, je respecte ses scrupules. Ses doutes l’incitent à s’interroger sur vos sentiments réels à son endroit, sentiments que vous n’avez jamais eu le loisir de lui exprimer de vive voix, ainsi que sur leur durabilité. Vous êtes-vous entiché d’elle en raison de votre isolement ? Un malheureux capitaine de vaisseau peut-il être une compagne acceptable pour un personnage aussi puissant que vous l’êtes ? Elle doit sans doute aussi se demander si vous n’allez pas retomber dans mes bras… comme si j’allais vous reprendre. »
Geary secoua la tête en s’efforçant de trouver des lacunes au raisonnement de Rione. « Mais…
— Et, pour contrebalancer tout cela, poursuivit-elle d’une voix plus perçante, votre capitaine ne dispose que de son amour pour vous, qu’elle n’a pas non plus pu vous déclarer ouvertement et qui, probablement, aura été pour elle, quand elle osait y réfléchir, la source d’une considérable mauvaise conscience. L’amour doit se dire, capitaine Geary, sinon le silence nourrit les doutes. Tant sur l’autre que sur soi-même. »
Il inspira cette fois à plusieurs reprises puis hocha la tête. « Vous oubliez un autre détail. Elle craint qu’on ne voie désormais en elle que ma compagne, la compagne de Black Jack, plutôt que ce qu’elle est elle-même et ce qu’elle a accompli.
— Ah, oui. Ça compte aussi beaucoup. Alors qu’allez-vous faire, Black Jack ? »
Geary dévisagea Rione. « Que suis-je censé faire ? »
Elle soupira de nouveau et se radoucit encore. « Que vous suggérerait votre capitaine si vous deviez prendre une décision difficile ? »