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Il ne pouvait pas ignorer les saluts. Il les retourna donc puis chercha des yeux les numéros des soutes voisines. Un des spatiaux, dont l’écusson indiquait qu’il appartenait au Risque-Tout, fit un pas en avant : « Amiral ? Vous avez besoin de quelque chose ?

— La soute 124 Bravo. Je dois la gagner au plus vite !

— On va vous y conduire, amiral ! Suivez-nous ! » Les spatiaux du Risque-Tout se donnèrent le bras en une sorte de formation en épi et entreprirent de charger à travers la foule pour lui déblayer le passage malgré la fureur et les cris de protestation sidérés de ceux qu’ils bousculaient.

Souriant en dépit de son inquiétude, Geary leur emboîta le pas ; il entendait dans son dos des voix stupéfaites prononcer son nom, et il croisait les doigts en priant pour que ne se forme pas devant lui un rassemblement qui lui bloquerait la route.

Les spatiaux firent halte quelques instants plus tard et leur chef, montrant de la main, déclara : « Vous y voilà, amiral. De la part du croiseur de combat Risque-Tout. Allez-vous encore nous commander, amiral ? »

Geary s’arrêta pour leur sourire. « Si j’en ai la chance. Merci à tous. » Il salua brièvement et entra dans la salle d’attente de la soute.

Tanya Desjani se retourna au même instant. Elle portait un uniforme d’apparat et tranchait au milieu des autres militaires attendant d’embarquer sur le vaisseau civil. Geary s’arrêta en manquant de trébucher, provisoirement incapable d’avancer et, simultanément, d’accepter la certitude qu’il l’avait enfin retrouvée, qu’elle se tenait sous ses yeux sans qu’aucune barrière, honneur ni devoir ne s’interposât plus entre eux et leurs sentiments. Son visage s’illumina lorsqu’elle le reconnut et ses yeux s’écarquillèrent, exprimant ce qu’il crut et espérait être de la joie, celle, subite, que lui inspirait sa présence inattendue.

Puis elle reprit contenance et adopta de nouveau la posture officielle, toute professionnelle, qu’il connaissait si bien. « Amiral ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? » Elle remarqua son insigne de capitaine et une nouvelle vague d’émotions traversa son visage, trop vite pour qu’il pût les déchiffrer.

« Je crois que vous connaissez déjà la réponse à cette question, Tanya. Et je ne suis plus amiral ni à la tête de cette flotte. Nous sommes tous les deux capitaines et vous n’êtes plus ma subalterne. Comment diable espériez-vous me voir vous rejoindre ici en si peu de temps ? »

Le même éclair de joie illumina de nouveau ses yeux. « Vous avez réussi des tours de force plus compliqués quand vous l’avez vraiment voulu. Êtes-vous content d’avoir pu faire si vite ?

— Content ? » Geary soupira. « Quand je suis entré dans cette salle et que je vous ai vue, Tanya, je vous jure que, l’espace d’un instant, plus rien d’autre n’a existé dans l’univers. Que vous. Êtes-vous heureuse de me voir ?

— Je… » Desjani ravala la suite. « Si vous lisez mon message… reprit-elle.

— Je l’ai déjà lu.

— Vous l’avez déjà… Ça n’aurait pas dû… » Elle avait l’air agacée. « Bon, très bien. N’ai-je pas été claire ?

— Non, pas tout à fait, mais j’ai lu entre les lignes. » Il restait conscient que faire allusion au rôle qu’avait joué Rione dans l’affaire eût été une erreur. « Je n’ai pas besoin d’y réfléchir longuement. Je sais ce que je veux. Et j’espère seulement que vous voulez la même chose. »

L’agacement de Desjani fit place à de l’exaspération. « Je vous ai pourtant laissé toute latitude pour y réfléchir.

— Merci. Mais je n’en ai pas besoin. »

Desjani se pencha vers lui et Geary se rendit compte que tous les yeux se tournaient dans leur direction. « Vous vous montrez aussi injuste envers vous-même qu’envers moi. Vous n’avez pas eu le temps de voir l’Alliance telle qu’elle est aujourd’hui. Dans quelques mois tout aura changé.

— Mais ni mon cœur ni mon esprit. » Il secoua la tête. « J’ai vécu avant que Grendel n’oriente mon existence dans une autre direction, Tanya. J’ai connu beaucoup de monde à l’époque. Et j’ai aussi rencontré un tas de gens depuis, même si la plupart étaient dans la flotte. Vous n’aviez pas votre pareille voilà un siècle et vous ne l’avez toujours pas aujourd’hui.

— Ne me la faites pas à l’esbroufe, capitaine Geary ! Je sais à quel point vous souffrez d’avoir perdu tout ce que vous aviez connu. »

Il la fixa longuement, vaguement conscient du nombre des spatiaux qui s’amassaient autour d’eux et leur tournaient le dos pour former une sorte de mur de protection entre leur couple et les autres occupants de la salle d’attente ainsi que la cohue extérieure. « J’ai souffert, en effet. J’avais tout perdu. Mais je me suis aperçu au bout d’un moment que j’avais gagné quelque chose. Si je n’avais pas vécu jusqu’à aujourd’hui, je ne vous aurais jamais rencontrée. C’était peut-être prévu depuis le début. Il m’a simplement fallu un certain temps pour le comprendre. »

Desjani le scruta. « Vous croyez réellement que les vivantes étoiles vous ont envoyé ici parce que je m’y trouvais ?

— Pourquoi pas ? Oh, j’ai sans doute réussi à obtenir des résultats, et même des résultats importants, mais je n’y serais jamais parvenu sans les gens que j’ai rencontrés ici. Et vous êtes assurément, de loin, celle de ces personnes qui comptent le plus pour moi. Vous m’avez donné la force de faire ce que je devais faire. Je vous l’ai plus ou moins déjà dit par le passé, du mieux que je le pouvais à l’époque. Je suis incapable d’affronter ce futur sans vous, Tanya. »

Elle secoua la tête. « Je crois surtout que vous surestimez énormément mon importance, capitaine Geary.

— La surestimer serait impossible, répliqua-t-il à voix basse, mais avec assurance. Vous ne vous interposez pas entre moi et mon devoir, vous vous tenez à mes côtés. Vous êtes quelqu’un de solide et de remarquable et je vous promets que tout le monde le saura.

— Vous êtes incorrigible. Croyez-vous vraiment qu’on vous écoutera ?

— Je le ressasserai jusqu’à ce que le monde entier le sache. Je peux me montrer assez têtu quand je le veux, vous savez.

— Inutile de me le rappeler. » Desjani faillit sourire puis recouvra son sérieux. « Mais nous avions beaucoup d’autres choses à nous dire, des choses dont nous ne pouvions pas parler.

— Je sais. Ça nous est désormais permis. Dans l’honneur. Nous pouvons nous dire la vérité.

— Et quelle est-elle, capitaine Geary ?

— Que je vous aime. J’en ai la certitude.

— Vous cherchiez seulement un réconfort durant une mauvaise passe.

— Si je n’avais cherché que du réconfort, il y aurait eu des moyens plus faciles de l’obtenir.

— Je n’en disconviens pas. Et vous l’avez trouvé pendant un certain temps. Dans les bras d’une autre. » Les yeux de Desjani flamboyèrent de colère à l’évocation de la brève liaison charnelle de Rione et Geary.

Il ne pouvait guère le nier. « Oui, c’est vrai. Et c’était une erreur. Je ne l’ai jamais aimée. Elle non plus ne m’aimait pas.

— Est-ce censé rendre plus acceptable le fait qu’elle a partagé votre couche ?

— Non. Ça n’excuse rien. Je regrette de l’avoir fait. Ma seule justification, c’est que j’ignorais alors ce que je ressentais pour vous. Dès que j’en ai pris conscience, j’y ai mis fin. Je le jure. »