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Si jamais le monde resté chrétien, mais arrivé à une notion meilleure de ce qui constitue le respect des origines, veut remplacer par d'authentiques lieux saints les sanctuaires apocryphes et mesquins où s'attachait la piété des âges grossiers, c'est sur cette hauteur de Nazareth qu'il bâtira son temple. Là, au point d'apparition du christianisme et au centre d'action de son fondateur, devrait s'élever la grande église où tous les chrétiens pourraient prier. Là aussi, sur cette terre où dorment le charpentier Joseph et des milliers de Nazaréens oubliés, qui n'ont pas franchi l'horizon de leur vallée, le philosophe serait mieux placé qu'en aucun lieu du monde pour contempler le cours des choses humaines, se consoler de leur contingence, se rassurer sur le but divin que le monde poursuit à travers d'innombrables défaillances et nonobstant l'universelle vanité.

CHAPITRE III ÉDUCATION DE JÉSUS.

Cette nature à la fois riante et grandiose fut toute l'éducation de Jésus. Il apprit à lire et à écrire [122], sans doute selon la méthode de l'Orient, consistant à mettre entre les mains de l'enfant un livre qu'il répète en cadence avec ses petits camarades, jusqu'à ce qu'il le sache par cœur [123]. Il est douteux pourtant qu'il comprît bien les écrits hébreux dans leur langue originale. Les biographes les lui font citer d'après des traductions en langue araméenne [124]; ses principes d'exégèse, autant que nous pouvons nous les figurer par ceux de ses disciples, ressemblaient beaucoup à ceux qui avaient cours alors et qui font l'esprit des Targums et des Midraschim [125].

Le maître d'école dans les petites villes juives était le hazzan ou lecteur des synagogues [126]. Jésus fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes ou soferim (Nazareth n'en avait peut-être pas), et il n'eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du vulgaire les droits du savoir [127]. Ce serait une grande erreur cependant de s'imaginer que Jésus fut ce que nous appelons un ignorant. L'éducation scolaire trace chez nous une distinction profonde, sous le rapport de la valeur personnelle, entre ceux qui l'ont reçue et ceux qui en sont dépourvus. Il n'en était pas de même en Orient ni en général dans la bonne antiquité. L'état de grossièreté où reste, chez nous, par suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui n'a pas été aux écoles est inconnu dans ces sociétés, où la culture morale et surtout l'esprit général du temps se transmettent par le contact perpétuel des hommes. L'Arabe, qui n'a eu aucun maître, est souvent néanmoins très-distingué; car la tente est une sorte d'école toujours ouverte, où, de la rencontre des gens bien élevés, naît un grand mouvement intellectuel et même littéraire. La délicatesse des manières et la finesse de l'esprit n'ont rien de commun en Orient avec ce que nous appelons éducation. Ce sont les hommes d'école au contraire qui passent pour pédants et mal élevés. Dans cet état social, l'ignorance, qui chez nous condamne l'homme à un rang inférieur, est la condition des grandes choses et de la grande originalité.

Il n'est pas probable qu'il ait su le grec. Cette langue était peu répandue en Judée hors des classes qui participaient au gouvernement et des villes habitées par les païens, comme Césarée [128]. L'idiome propre de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d'hébreu qu'on parlait alors en Palestine [129]. A plus forte raison n'eut-il aucune connaissance de la culture grecque. Cette culture était proscrite par les docteurs palestiniens, qui enveloppaient dans une même malédiction «celui qui élève des porcs et celui qui apprend à son fils la science grecque [130].» En tout cas elle n'avait pas pénétré dans les petites villes comme Nazareth. Nonobstant l'anathème des docteurs, il est vrai, quelques Juifs avaient déjà embrassé la culture hellénique. Sans parler de l'école juive d'Égypte, ou les tentatives pour amalgamer l'hellénisme et le judaïsme se continuaient depuis près de deux cents ans, un juif, Nicolas de Damas, était devenu, dans ce temps même, l'un des hommes les plus distingués, les plus instruits, les plus considérés de son siècle. Bientôt Josèphe devait fournir un autre exemple de juif complétement hellénisé. Mais Nicolas n'avait de juif que le sang; Josèphe déclare avoir été parmi ses contemporains une exception [131], et toute l'école schismatique d'Égypte s'était détachée de Jérusalem à tel point qu'on n'en trouve pas le moindre souvenir dans le Talmud ni dans la tradition juive. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à Jérusalem le grec était très-peu étudié, que les études grecques étaient considérées comme dangereuses et même serviles, qu'on les déclarait bonnes tout au plus pour les femmes en guise de parure [132]. L'étude seule de la Loi passait pour libérale et digne d'un homme sérieux [133]. Interrogé sur le moment où il convenait d'enseigner aux enfants «la sagesse grecque,» un savant rabbin avait répondu: «A l'heure qui n'est ni le jour ni la nuit, puisqu'il est écrit de la Loi: Tu l'étudieras jour et nuit [134]

Ni directement ni indirectement, aucun élément de culture hellénique ne parvint donc jusqu'à Jésus. Il ne connut rien hors du judaïsme, son esprit conserva cette franche naïveté qu'affaiblit toujours une culture étendue et variée. Dans le sein même du judaïsme, il resta étranger à beaucoup d'efforts souvent parallèles aux siens. D'une part, l'ascétisme des Esséniens ou Thérapeutes [135], de l'autre, les beaux essais de philosophie religieuse tentés par l'école juive d'Alexandrie, et dont Philon, son contemporain, était l'ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les fréquentes ressemblances qu'on trouve entre lui et Philon, ces excellentes maximes d'amour de Dieu, de charité, de repos en Dieu [136], qui font comme un écho entre l'Évangile et les écrits de l'illustre penseur alexandrin, viennent des communes tendances que les besoins du temps inspiraient à tous les esprits élevés.

Heureusement pour lui, il ne connut pas davantage la scolastique bizarre qui s'enseignait à Jérusalem et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quelques pharisiens l'avaient déjà apportée en Galilée, il ne les fréquenta pas, et quand il toucha plus tard cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que le dégoût. On peut supposer cependant que les principes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel, cinquante ans avant lui, avait prononcé des aphorismes qui avaient avec les siens beaucoup d'analogie. Par sa pauvreté humblement supportée, par la douceur de son caractère, par l'opposition qu'il faisait aux hypocrites et aux prêtres, Hillel fut le vrai maître de Jésus [137], s'il est permis de parler de maître, quand il s'agit d'une si haute originalité.

La lecture des livres de l'Ancien Testament fit sur lui beaucoup plus d'impression. Le Canon des livres saints se composait de deux parties principales, la Loi, c'est-à-dire le Pentateuque, et les Prophètes, tels que nous les possédons aujourd'hui. Une vaste exégèse allégorique s'appliquait à tous ces livres et cherchait à en tirer ce qui n'y est pas, mais ce qui répondait aux aspirations du temps. La Loi, qui représentait, non les anciennes lois du pays, mais bien les utopies, les lois factices et les fraudes pieuses du temps des rois piétistes, était devenue, depuis que la nation ne se gouvernait plus elle-même, un thème inépuisable de subtiles interprétations. Quant aux prophètes et aux psaumes, on était persuadé que presque tous les traits un peu mystérieux de ces livres se rapportaient au Messie, et l'on y cherchait d'avance le type de celui qui devait réaliser les espérances de la nation. Jésus partageait le goût de tout le monde pour ces interprétations allégoriques. Mais la vraie poésie de la Bible, qui échappait aux puérils exégètes de Jérusalem, se révélait pleinement à son beau génie. La Loi ne paraît pas avoir eu pour lui beaucoup de charme; il crut pouvoir mieux faire. Mais la poésie religieuse des psaumes se trouva dans un merveilleux accord avec son âme lyrique; ils restèrent toute sa vie son aliment et son soutien. Les prophètes, Isaïe en particulier et son continuateur du temps de la captivité, avec leurs brillants rêves d'avenir, leur impétueuse éloquence, leurs invectives entremêlées de tableaux enchanteurs, furent ses véritables maîtres. Il lut aussi sans doute plusieurs des ouvrages apocryphes, c'est-à-dire de ces écrits assez modernes, dont les auteurs, pour se donner une autorité qu'on n'accordait plus qu'aux écrits très-anciens, se couvraient du nom de prophètes et de patriarches. Un de ces livres surtout le frappa; c'est le livre de Daniel. Ce livre, composé par un Juif exalté du temps d'Antiochus Épiphane, et mis par lui sous le couvert d'un ancien sage [138], était le résumé de l'esprit des derniers temps. Son auteur, vrai créateur de la philosophie de l'histoire, avait pour la première fois osé ne voir dans le mouvement du monde et la succession des empires qu'une fonction subordonnée aux destinées du peuple juif. Jésus fut pénétré de bonne heure de ces hautes espérances. Peut-être lut-il aussi les livres d'Hénoch, alors révérés à l'égal des livres saints [139], et les autres écrits du même genre, qui entretenaient un si grand mouvement dans l'imagination populaire. L'avénement du Messie avec ses gloires et ses terreurs, les nations s'écroulant les unes sur les autres, le cataclysme du ciel et de la terre furent l'aliment familier de son imagination, et comme ces révolutions étaient censées prochaines, qu'une foule de personnes cherchaient à en supputer les temps, l'ordre surnaturel où nous transportent de telles visions lui parut tout d'abord parfaitement naturel et simple.

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[122] Jean, VIII, 6.

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[123] Testam. des douze Patr. Lévi, 6.

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[124] Matth., XXVII, 46; Marc, XV, 34.

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[125] Traductions et commentaires juifs, de l'époque talmudique.

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[126] Mischna, Schabbath I, 3.

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[127] Matth., XIII, 54 et suiv.; Jean, VII, 15.

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[128] Mischna, Schekalim, III, 2; Talmud de Jérusalem, Megilla, halaca XI; Sota, VII, 1; Talmud de Babylone, Baba Kama, 83 a; Megilla, 8 b et suiv.

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[129] Matth., XXVII, 46; Marc, III, 17; V, 41; VII, 34; XIV, 36; XV, 34. L 'expression η πατριος φωνη, dans les écrivains de ce temps, désigne toujours le dialecte sémitique qu'on parlait en Palestine (II Macch., VII, 21, 27; XII, 37; Actes, XXI, 37, 40; XXII, 2; XXVI, 14; Josèphe, Ant., XVIII, VI, 10; XX, sub fin.; B. J. prooem. 1, V, VI, 3; V, IX, 2; VI, II, 1; Contre Apion, I, 9; De Macch., 12, 16). Nous montrerons plus tard que quelques-uns des documents qui servirent de base aux Évangiles synoptiques ont été écrits en ce dialecte sémitique. Il en fut de même pour plusieurs apocryphes (IVe livre des Macch., XVI, ad calcem, etc.). Enfin, la chrétienté directement issue du premier mouvement galiléen (Nazaréens, Ébionim, etc.), laquelle se continua longtemps dans la Batanée et le Hauran, parlait un dialecte sémitique (Eusèbe, De situ et nomin. loc. hebr., au mot Χωβα; Epiph., Adv. hær., XXIX, 7, 9; XXX, 3; S. Jérôme, In Matth., XII, 13; Dial. adv. Pelag., III, 2).

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[130] Mischna, Sanhedrin, XI, 1; Talmud de Babylone, Baba Kama, 82 b et 83 a ; Sota, 49, a et b; Menachoth, 64 b; Comp. II Macch., IV, 10 et suiv.

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[131] Jos., Ant., XX, XI, 2.

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[132] Talmud de Jérusalem, Péah, I, 1.

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[133] Jos. Ant., loc. cit.; Orig., Contra Celsum, II, 34.

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[134] Talmud de Jérusalem, Péah, I, 1; Talmud de Babylone, Menachoth, 99 b.

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[135] Les Thérapeutes de Philon sont une branche d'Esséniens. Leur nom même paraît n'être qu'une traduction grecque de celui des Esséniens (Εσσαιοι, asaya, «médecins»). Cf. Philon, De Vila contempl., init.

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[136] Voir surtout les traités Quis rerum divinarum hæres sit et De Philanthropia de Philon.

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[137] Pirké Aboth, ch. I et II; Talm. de Jérus., Pesachim, VI, 1; Talm. de Bab., Pesachim, 66 a; Schabbath, 30 b et 31 a; Joma, 35 b.

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[138] La légende de Daniel était déjà formée au VIIe siècle avant J.-C. (Ézéchiel, XIV, 14 et suiv.; XXVIII, 3). C'est pour les besoins de la légende qu'on l'a fait vivre au temps de la captivité de Babylone.

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[139] Epist. Judæ, 14 et suiv.; II Petri, II, 4, 11; Testam. des douze Patr., Siméon, 5; Lévi, 14, 16; Juda, 18; Zab. 3; Dan, 5; Nephtali, 4. Le «Livre d'Hénoch» forme encore une partie intégrante de la Bible éthiopienne. Tel que nous le connaissons par la version éthiopienne, il est composé de pièces de différentes dates, dont les plus anciennes sont de l'an 130 ou 150 avant J.-C. Quelques-unes de ces pièces ont de l'analogie avec les discours de Jésus. Comparez les ch. XCVI-XCIX à Luc, VI, 24 et suiv.