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Qu'il n'eût aucune connaissance de l'état général du monde, c'est ce qui résulte de chaque trait de ses discours les plus authentiques. La terre lui paraît encore divisée en royaumes qui se font la guerre; il semble ignorer la «paix romaine,» et l'état nouveau de société qu'inaugurait son siècle. Il n'eut aucune idée précise de la puissance romaine; le nom de «César» seul parvint jusqu'à lui. Il vit bâtir, en Galilée ou aux environs, Tibériade, Juliade, Diocésarée, Gésarée, ouvrages pompeux des Hérodes, qui cherchaient, par ces constructions magnifiques, à prouver leur admiration pour la civilisation romaine et leur dévouement envers les membres de la famille d'Auguste, dont les noms, par un caprice du sort, servent aujourd'hui, bizarrement altérés, à désigner de misérables hameaux de Bédouins. Il vit aussi probablement Sébaste, œuvre d'Hérode le Grand, ville de parade, dont les ruines feraient croire qu'elle a été apportée là toute faite, comme une machine qu'il n'y avait plus qu'à monter sur place. Cette architecture d'ostentation, arrivée en Judée par chargements, ces centaines de colonnes, toutes du même diamètre, ornement de quelque insipide «rue de Rivoli,» voilà ce qu'il appelait «les royaumes du monde et toute leur gloire.» Mais ce luxe de commande, cet art administratif et officiel lui déplaisaient. Ce qu'il aimait, c'étaient ses villages galiléens, mélanges confus de cabanes, d'aires et de pressoirs taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d'oliviers. Il resta toujours près de la nature. La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits [140]. Les charmantes impossibilités dont fourmillent ses paraboles, quand il met en scène les rois et les puissants [141], prouvent qu'il ne conçut jamais la société aristocratique que comme un jeune villageois qui voit le monde à travers le prisme de sa naïveté.

Encore moins connut-il l'idée nouvelle, créée par la science grecque, base de toute philosophie et que la science moderne a hautement confirmée, l'exclusion des dieux capricieux auxquels la naïve croyance des vieux âges attribuait le gouvernement de l'univers. Près d'un siècle avant lui, Lucrèce avait exprimé d'une façon admirable l'inflexibilité du régime général de la nature. La négation du miracle, cette idée que tout se produit dans le monde par des lois où l'intervention personnelle d'êtres supérieurs n'a aucune part, était de droit commun dans les grandes écoles de tous les pays qui avaient reçu la science grecque. Peut-être même Babylone et la Perse n'y étaient-elles pas étrangères. Jésus ne sut rien de ce progrès. Quoique né à une époque où le principe de la science positive était déjà proclamé, il vécut en plein surnaturel. Jamais peut-être les Juifs n'avaient été plus possédés de la soif du merveilleux. Philon, qui vivait dans un grand centre intellectuel, et qui avait reçu une éducation très-complète, ne possède qu'une science chimérique et de mauvais aloi.

Jésus ne différait en rien sur ce point de ses compatriotes. Il croyait au diable, qu'il envisageait comme une sorte de génie du mal [142], et il s'imaginait, avec tout le monde, que les maladies nerveuses étaient l'effet de démons, qui s'emparaient du patient et l'agitaient. Le merveilleux n'était pas pour lui l'exceptionnel; c'était l'état normal. La notion du surnaturel, avec ses impossibilités, n'apparaît que le jour où naît la science expérimentale de la nature. L'homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu'en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d'extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat de volontés libres de la divinité. Cet état intellectuel fut toujours celui de Jésus. Mais dans sa grande âme, une telle croyance produisait des effets tout opposés à ceux où arrivait le vulgaire. Chez le vulgaire, la foi à l'action particulière de Dieu amenait une crédulité niaise et des duperies de charlatans. Chez lui, elle tenait à une notion profonde des rapports familiers de l'homme avec Dieu et à une croyance exagérée dans le pouvoir de l'homme; belles erreurs qui furent le principe de sa force; car si elles devaient un jour le mettre en défaut aux yeux du physicien et du chimiste, elles lui donnaient sur son temps une force dont aucun individu n'a disposé avant lui ni depuis.

De bonne heure, son caractère à part se révéla. La légende se plaît à le montrer dès son enfance en révolte contre l'autorité paternelle et sortant des voies communes pour suivre sa vocation [143]. Il est sûr, au moins, que les relations de parenté furent peu de chose pour lui. Sa famille ne semble pas l'avoir aimé [144], et, par moments, on le trouve dur pour elle [145]. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang. Le lien de l'idée est le seul que ces sortes de natures reconnaissent: «Voilà ma mère et mes frères, disait-il en étendant la main vers ses disciples; celui qui fait la volonté de mon Père, voilà mon frère et ma sœur.» Les simples gens ne l'entendaient pas ainsi, et un jour une femme, passant près de lui, s'écria, dit-on: «Heureux le ventre qui t'a porté et les seins que tu as sucés!»-«Heureux plutôt, répondit-il [146], celui qui écoute la parole de Dieu et qui la met en pratique!» Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne garder d'âme et de cœur que pour l'idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai.

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[140] Matth., XI, 8.

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[141] Voir, par exemple, Matth., XXII, 2 et suiv.

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[142] Matth., VI, 13.

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[143] Luc, II, 42 et suiv. Les évangiles apocryphes sont pleins de pareilles histoires poussées au grotesque.

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[144] Matth., XIII, 57; Marc, VI, 4; Jean, VII, 3 et suiv. Voyez ci-dessous, p. 153, note 6.

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[145] Matth., XII, 48; Marc, III, 33; Luc, VIII, 21; Jean, II, 4; Évang. selon les Hébreux, dans saint Jérôme, Dial. adv. Pelag., III, 2.

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[146] Luc, XI, 27 et suiv.