Telles sont les règles qui ont été suivies dans la composition de cet écrit. A la lecture des textes, j'ai pu joindre une grande source de lumières, la vue des lieux où se sont passés les événements. La mission scientifique ayant pour objet l'exploration de l'ancienne Phénicie, que j'ai dirigée en 1860 et 1861 [81], m'amena à résider sur les frontières de la Galilée et a y voyager fréquemment. J'ai traversé dans tous les sens la province évangélique; j'ai visité Jérusalem, Hébron et la Samarie; presque aucune localité importante de l'histoire de Jésus ne m'a échappé. Toute cette histoire qui, à distance, semble flotter dans les nuages d'un monde sans réalité, prit ainsi un corps, une solidité qui m'étonnèrent. L'accord frappant des textes et des lieux, la merveilleuse harmonie de l'idéal évangélique avec le paysage qui lui servit de cadre furent pour moi comme une révélation. J'eus devant les yeux un cinquième évangile, lacéré, mais lisible encore, et désormais, à travers les récits de Matthieu et de Marc, au lieu d'un être abstrait, qu'on dirait n'avoir jamais existé, je vis une admirable figure humaine vivre, se mouvoir. Pendant l'été, ayant dû monter à Ghazir, dans le Liban, pour prendre un peu de repos, je fixai en traits rapides l'image qui m'était apparue, et il en résulta cette histoire. Quand une cruelle épreuve vint hâter mon départ, je n'avais plus à rédiger que quelques pages. Le livre a été, de la sorte, composé tout entier fort près des lieux mêmes où Jésus naquit et se développa. Depuis mon retour, j'ai travaillé sans cesse à vérifier et à contrôler dans le détail l'ébauche que j'avais écrite à la hâte dans une cabane maronite, avec cinq ou six volumes autour de moi.
Plusieurs regretteront peut-être le tour biographique qu'a ainsi pris mon ouvrage. Quand je conçus pour la première fois une histoire des origines du christianisme, ce que je voulais faire, c'était bien, en effet, une histoire de doctrines, où les hommes n'auraient eu presque aucune part. Jésus eût à peine été nommé; on se fût surtout attaché à montrer comment les idées qui se sont produites sous son nom germèrent et couvrirent le monde. Mais j'ai compris depuis que l'histoire n'est pas un simple jeu d'abstractions, que les hommes y sont plus que les doctrines. Ce n'est pas une certaine théorie sur la justification et la rédemption qui a fait la réforme: c'est Luther, c'est Calvin. Le parsisme, l'hellénisme, le judaïsme auraient pu se combiner sous toutes les formes; les doctrines de la résurrection et du Verbe auraient pu se développer durant des siècles sans produire ce fait fécond, unique, grandiose, qui s'appelle le christianisme. Ce fait est l'œuvre de Jésus, de saint Paul, de saint Jean. Faire l'histoire de Jésus, de saint Paul, de saint Jean, c'est faire l'histoire des origines du christianisme. Les mouvements antérieurs n'appartiennent à notre sujet qu'en ce qu'ils servent à expliquer ces hommes extraordinaires, lesquels ne peuvent naturellement avoir été sans lien avec ce qui les a précédés.
Dans un tel effort pour faire revivre les hautes âmes du passé, une part de divination et de conjecture doit être permise. Une grande vie est un tout organique qui ne peut se rendre par la simple agglomération de petits faits. Il faut qu'un sentiment profond embrasse l'ensemble et en fasse l'unité. La raison d'art en pareil sujet est un bon guide; le tact exquis d'un Goethe trouverait à s'y appliquer. La condition essentielle des créations de l'art est de former un système vivant dont toutes les parties s'appellent et se commandent. Dans les histoires du genre de celle-ci, le grand signe qu'on tient le vrai est d'avoir réussi à combiner les textes d'une façon qui constitue un récit logique, vraisemblable, où rien ne détonne. Les lois intimes de la vie, de la marche des produits organiques, de la dégradation des nuances, doivent être à chaque instant consultées; car ce qu'il s'agit de retrouver ici, ce n'est pas la circonstance matérielle, impossible à contrôler, c'est l'âme même de l'histoire; ce qu'il faut rechercher, ce n'est pas la petite certitude des minuties, c'est la justesse du sentiment général, la vérité de la couleur. Chaque trait qui sort des règles de la narration classique doit avertir de prendre garde; car le fait qu'il s'agit de raconter a été vivant, naturel, harmonieux. Si on ne réussit pas à le rendre tel par le récit, c'est que sûrement on n'est pas arrivé à le bien voir. Supposons qu'en restaurant la Minerve de Phidias selon les textes, on produisît un ensemble sec, heurté, artificiel; que faudrait-il en conclure? Une seule chose: c'est que les textes ont besoin de l'interprétation du goût, qu'il faut les solliciter doucement jusqu'à ce qu'ils arrivent à se rapprocher et à fournir un ensemble où toutes les données soient heureusement fondues. Serait-on sûr alors d'avoir, trait pour trait, la statue grecque? Non; mais on n'en aurait pas du moins la caricature: on aurait l'esprit général de l'œuvre, une des façons dont elle a pu exister.
Ce sentiment d'un organisme vivant, on n'a pas hésité à le prendre pour guide dans l'agencement général du récit. La lecture des évangiles suffirait pour prouver que leurs rédacteurs, quoique ayant dans l'esprit un plan très-juste de la vie de Jésus, n'ont pas été guidés par des données chronologiques bien rigoureuses; Papias, d'ailleurs, nous l'apprend expressément [82]. Les expressions: «En ce temps-là… après cela… alors… et il arriva que…,» etc., sont de simples transitions destinées à rattacher les uns aux autres les différents récits. Laisser tous les renseignements fournis par les évangiles dans le désordre où la tradition nous les donne, ce ne serait pas plus écrire l'histoire de Jésus qu'on n'écrirait l'histoire d'un homme célèbre en donnant pêle-mêle les lettres et les anecdotes de sa jeunesse, de sa vieillesse, de son âge mûr. Le Coran, qui nous offre aussi dans le décousu le plus complet les pièces des différentes époques de la vie de Mahomet, a livré son secret à une critique ingénieuse; on a découvert d'une manière à peu près certaine l'ordre chronologique où ces pièces ont été composées. Un tel redressement est beaucoup plus difficile pour l'Évangile, la vie publique de Jésus ayant été plus courte et moins chargée d'événements que la vie du fondateur de l'islam. Cependant, la tentative de trouver un fil pour se guider dans ce dédale ne saurait être taxée de subtilité gratuite. Il n'y a pas grand abus d'hypothèse à supposer qu'un fondateur religieux commence par se rattacher aux aphorismes moraux qui sont déjà en circulation de son temps et aux pratiques qui ont de la vogue; que, plus mûr et entré en pleine possession de sa pensée, il se complaît dans un genre d'éloquence calme, poétique, éloigné de toute controverse, suave et libre comme le sentiment pur; qu'il s'exalte peu à peu, s'anime devant l'opposition, finit par les polémiques et les fortes invectives. Telles sont les périodes qu'on distingue nettement dans le Coran. L'ordre adopté avec un tact extrêmement fin par les synoptiques suppose une marche analogue. Qu'on lise attentivement Matthieu, on trouvera dans la distribution des discours une gradation fort analogue à celle que nous venons d'indiquer. On observera, d'ailleurs, la réserve des tours de phrase dont nous nous servons quand il s'agit d'exposer le progrès des idées de Jésus. Le lecteur peut, s'il le préfère, ne voir dans les divisions adoptées à cet égard que les coupes indispensables à l'exposition méthodique d'une pensée profonde et compliquée.
Si l'amour d'un sujet peut servir à en donner l'intelligence, on reconnaîtra aussi, j'espère, que cette condition ne m'a pas manqué. Pour faire l'histoire d'une religion, il est nécessaire, premièrement, d'y avoir cru (sans cela, on ne saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience humaine); en second lieu, de n'y plus croire d'une manière absolue; car la foi absolue est incompatible avec l'histoire sincère. Mais l'amour va sans la foi. Pour ne s'attacher à aucune des formes qui captivent l'adoration des hommes, on ne renonce pas à goûter ce qu'elles contiennent de bon et de beau. Aucune apparition passagère n'épuise la divinité; Dieu s'était révélé avant Jésus, Dieu se révélera après lui. Profondément inégales et d'autant plus divines qu'elles sont plus grandes, plus spontanées, les manifestations du Dieu caché au fond de la conscience humaine sont toutes du même ordre. Jésus ne saurait donc appartenir uniquement à ceux qui se disent ses disciples. Il est l'honneur commun de ce qui porte un cœur d'homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué hors de l'histoire; on lui rend un culte plus vrai en montrant que l'histoire entière est incompréhensible sans lui.