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Ernest Renan

Vie De Jésus

MEMBRE DE L'INSTITUT

NEUVIÈME ÉDITION

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1863

HISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME

LIVRE PREMIER

A L'AME PURE

DE MA SŒUR HENRIETTE

MORTE A BYBLOS, LE 24 SEPTEMBRE 1861.

Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes, de ces longues journées de Ghazir, où, seul avec toi, j'écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous avions visités ensemble? Silencieuse à côté de moi, tu relisais chaque feuille et la recopiais sitôt écrite, pendant que la mer, les villages, les ravins, les montagnes se déroulaient à nos pieds. Quand l'accablante lumière avait fait place à l'innombrable armée des étoiles, tes questions fines et délicates, tes doutes discrets, me ramenaient à l'objet sublime de nos communes pensées. Tu me dis un jour que ce livre-ci tu l'aimerais, d'abord parce qu'il avait été fait avec toi, et aussi parce qu'il te plaisait. Si parfois tu craignais pour lui les étroits jugements de l'homme frivole, toujours tu fus persuadée que les âmes vraiment religieuses finiraient par s'y plaire. Au milieu de ces douces méditations, la mort nous frappa tous les deux de son aile; le sommeil de la fièvre nous prit à la même heure; je me réveillai seul!… Tu dors maintenant dans la terre d'Adonis, près de la sainte Byblos et des eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes. Révèle-moi, ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer.

INTRODUCTION . OÙ L'ON TRAITE PRINCIPALEMENT DES SOURCES DE CETTE HISTOIRE.

Une histoire des «Origines du Christianisme» devrait embrasser toute la période obscure, et, si j'ose le dire, souterraine, qui s'étend depuis les premiers commencements de cette religion jusqu'au moment où son existence devient un fait public, notoire, évident aux yeux de tous. Une telle histoire se composerait de quatre livres. Le premier, que je présente aujourd'hui au public, traite du fait même qui a servi de point de départ au culte nouveau; il est rempli tout entier par la personne sublime du fondateur. Le second traiterait des apôtres et de leurs disciples immédiats, ou, pour mieux dire, des révolutions que subit la pensée religieuse dans les deux premières générations chrétiennes. Je l'arrêterais vers l'an 100, au moment où les derniers amis de Jésus sont morts, et où tous les livres du Nouveau Testament sont à peu près fixés dans la forme où nous les lisons. Le troisième exposerait l'état du christianisme sous les Antonins. On l'y verrait se développer lentement et soutenir une guerre presque permanente contre l'empire, lequel, arrivé à ce moment au plus haut degré de la perfection administrative et gouverné par des philosophes, combat dans la secte naissante une société secrète et théocratique, qui le nie obstinément et le mine sans cesse. Ce livre contiendrait toute l'étendue du IIe siècle. Le quatrième livre, enfin, montrerait les progrès décisifs que fait le christianisme à partir des empereurs syriens. On y verrait la savante construction des Antonins crouler, la décadence de la civilisation antique devenir irrévocable, le christianisme profiter de sa ruine, la Syrie conquérir tout l'Occident, et Jésus, en compagnie des dieux et des sages divinisés de l'Asie, prendre possession d'une société à laquelle la philosophie et l'État purement civil ne suffisent plus. C'est alors que les idées religieuses des races groupées autour de la Méditerranée se modifient profondément; que les cultes orientaux prennent partout le dessus; que le christianisme, devenu une église très-nombreuse, oublie totalement ses rêves millénaires, brise ses dernières attaches avec le judaïsme et passe tout entier dans le monde grec et latin. Les luttes et le travail littéraire du IIIe siècle, lesquels se passent déjà au grand jour, ne seraient exposés qu'en traits généraux. Je raconterais encore plus sommairement les persécutions du commencement du IVe siècle, dernier effort de l'empire pour revenir à ses vieux principes, lesquels déniaient à l'association religieuse toute place dans l'État. Enfin, je me bornerais à pressentir le changement de politique qui, sous Constantin, intervertit les rôles, et fait du mouvement religieux le plus libre et le plus spontané un culte officiel, assujetti à l'État et persécuteur à son tour.

Je ne sais si j'aurai assez de vie et de force pour remplir un plan aussi vaste. Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de la conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers actes de l'église de Jérusalem, la vie de saint Paul, la crise du temps de Néron, l'apparition de l'Apocalypse, la ruine de Jérusalem, la fondation des chrétientés hébraïques de la Batanée, la rédaction des évangiles, l'origine des grandes écoles de l'Asie-Mineure, issues de Jean. Tout pâlit à côté de ce merveilleux premier siècle. Par une singularité rare en l'histoire, nous voyons bien mieux ce qui s'est passé dans le monde chrétien de l'an 50 à l'an 75, que de l'an 100 à l'an 150.

Le plan suivi pour cette histoire a empêché d'introduire dans le texte de longues dissertations critiques sur les points controversés. Un système continu de notes met le lecteur à même de vérifier d'après les sources toutes les propositions du texte. Dans ces notes, on s'est borné strictement aux citations de première main, je veux dire à l'indication des passages originaux sur lesquels chaque assertion ou chaque conjecture s'appuie. Je sais que pour les personnes peu initiées à ces sortes d'études, bien d'autres développements eussent été nécessaires. Mais je n'ai pas l'habitude de refaire ce qui est fait et bien fait. Pour ne citer que des livres écrits en français, les personnes qui voudront bien se procurer les ouvrages suivants:

Études critiques sur l'Évangile de saint Matthieu, par M. Albert Réville, pasteur de l'église wallonne de Rotterdam [1].

Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, par M. Reuss, professeur à la Faculté de théologie et au séminaire protestant de Strasbourg [2].

Des doctrines religieuses des Juifs pendant les deux siècles antérieurs à l'ère chrétienne, par M. Michel Nicolas, professeur à la Faculté de théologie protestante de Montauban [3].

Vie de Jésus, par le Dr Strauss, traduite par M. Littré, membre de l'Institut [4].

Revue de théologie et de philosophie chrétienne, publiée sous la direction de M. Colani, de 1850 à 1857.-Nouvelle Revue de théologie, faisant suite à la précédente, depuis 1858 [5].

les personnes, dis-je, qui voudront bien consulter ces excellents écrits [6], y trouveront expliqués une foule de points sur lesquels j'ai dû être très-succinct. La critique de détail des textes évangéliques, en particulier, a été faite par M. Strauss d'une manière qui laisse peu à désirer. Bien que M. Strauss se soit trompé dans sa théorie sur la rédaction des évangiles [7], et que son livre ait, selon moi, le tort de se tenir beaucoup trop sur le terrain théologique et trop peu sur le terrain historique [8], il est indispensable, pour se rendre compte des motifs qui m'ont guidé dans une foule de minuties, de suivre la discussion toujours judicieuse, quoique parfois un peu subtile, du livre si bien traduit par mon savant confrère, M. Littré.

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[1] Leyde, Noothoven van Goor, 1862. Paris, Cherbuliez. Ouvrage couronné par la société de La Haye pour la défense de la religion chrétienne.

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[2] Strasbourg, Treuttel et Wurtz. 2e édition, 1860. Paris, Cherbuliez.

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[3] Paris, Michel Lévy frères, 1860.

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[4] Paris, Ladrange. 2e édition, 1856.

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[5] Strasbourg, Treuttel et Wurtz. Paris, Cherbuliez.

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[6] Au moment où ces pages s'impriment, paraît un livre que je n'hésite pas à joindre aux précédents, quoique je n'aie pu le lire avec l'attention qu'il mérite: Les Évangiles, par M. Gustave d'Eichthal. Première partie: Examen critique et comparatif des trois premiers évangiles. Paris, Hachette, 1863.

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[7] Les grands résultats obtenus sur ce point n'ont été acquis que depuis la première édition de l'ouvrage de M. Strauss. Le savant critique y a, du reste, fait droit dans ses éditions successives avec beaucoup de bonne foi.

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[8] Il est à peine besoin de rappeler que pas un mot, dans le livre de M. Strauss, ne justifie l'étrange et absurde calomnie par laquelle on a tenté de décréditer auprès des personnes superficielles un livre commode, exact, spirituel et consciencieux, quoique gâté dans ses parties générales par un système exclusif. Non-seulement M. Strauss n'a jamais nié l'existence de Jésus, mais chaque page de son livre implique cette existence. Ce qui est vrai, c'est que M. Strauss suppose le caractère individuel de Jésus plus effacé pour nous qu'il ne l'est peut-être en réalité.