Une distinction capitale, en effet, doit être faite dans l'évangile de Jean. D'une part, cet évangile nous présente un canevas de la vie de Jésus qui diffère considérablement de celui des synoptiques. De l'autre, il met dans la bouche de Jésus des discours dont le ton, le style, les allures, les doctrines n'ont rien de commun avec les Logia rapportés par les synoptiques. Sous ce second rapport, la différence est telle qu'il faut faire son choix d'une manière tranchée. Si Jésus parlait comme le veut Matthieu, il n'a pu parler comme le veut Jean. Entre les deux autorités, aucun critique n'a hésité, ni n'hésitera. A mille lieues du ton simple, désintéressé, impersonnel des synoptiques, l'évangile de Jean montre sans cesse les préoccupations de l'apologiste, les arrière-pensées du sectaire, l'intention de prouver une thèse et de convaincre des adversaires [47]. Ce n'est pas par des tirades prétentieuses, lourdes, mal écrites, disant peu de chose au sens moral, que Jésus a fondé son œuvre divine. Quand même Papias ne nous apprendrait pas que Matthieu écrivit les sentences de Jésus dans leur langue originale, le naturel, l'ineffable vérité, le charme sans pareil des discours synoptiques, le tour profondément hébraïque de ces discours, les analogies qu'ils présentent avec les sentences des docteurs juifs du même temps, leur parfaite harmonie avec la nature de la Galilée, tous ces caractères, si on les rapproche de la gnose obscure, de la métaphysique contournée qui remplit les discours de Jean, parleraient assez haut. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait dans les discours de Jean d'admirables éclairs; des traits qui viennent vraiment de Jésus [48]. Mais le ton mystique de ces discours ne répond en rien au caractère de l'éloquence de Jésus telle qu'on se la figure d'après les synoptiques. Un nouvel esprit a soufflé; la gnose est déjà commencée; l'ère galiléenne du royaume de Dieu est finie; l'espérance de la prochaine venue du Christ s'éloigne; on entre dans les aridités de la métaphysique, dans les ténèbres du dogme abstrait. L'esprit de Jésus n'est pas là, et si le fils de Zébédée a vraiment tracé ces pages, il avait certes bien oublié en les écrivant le lac de Génésareth et les charmants entretiens qu'il avait entendus sur ses bords.
Une circonstance, d'ailleurs, qui prouve bien que les discours rapportés par le quatrième évangile ne sont pas des pièces historiques, mais des compositions destinées à couvrir de l'autorité de Jésus certaines doctrines chères au rédacteur, c'est leur parfaite harmonie avec l'état intellectuel de l'Asie-Mineure au moment où elles furent écrites. L'Asie-Mineure était alors le théâtre d'un étrange mouvement de philosophie syncrétique; tous les germes du gnosticisme y existaient déjà. Jean paraît avoir bu à ces sources étrangères. Il se peut qu'après les crises de l'an 68 (date de l'Apocalypse) et de l'an 70 (ruine de Jérusalem), le vieil apôtre, à l'âme ardente et mobile, désabusé de la croyance à une prochaine apparition du Fils de l'homme dans les nues, ait penché vers les idées qu'il trouvait autour de lui, et dont plusieurs s'amalgamaient assez bien avec certaines doctrines chrétiennes. En prêtant ces nouvelles idées à Jésus, il ne fit que suivre un penchant bien naturel. Nos souvenirs se transforment avec tout le reste; l'idéal d'une personne que nous avons connue change avec nous [49]. Considérant Jésus comme l'incarnation de la vérité, Jean ne pouvait manquer de lui attribuer ce qu'il était arrivé à prendre pour la vérité.
S'il faut tout dire, nous ajouterons que probablement Jean lui-même eut en cela peu de part, que ce changement se fit autour de lui plutôt que par lui. On est parfois tenté de croire que des notes précieuses, venant de l'apôtre, ont été employées par ses disciples dans un sens fort différent de l'esprit évangélique primitif. En effet, certaines parties du quatrième évangile ont été ajoutées après coup; tel est le XXIe chapitre tout entier [50], où l'auteur semble s'être proposé de rendre hommage à l'apôtre Pierre après sa mort et de répondre aux objections qu'on allait tirer ou qu'on tirait déjà de la mort de Jean lui-même (v. 21-23). Plusieurs autres endroits portent la trace de ratures et de corrections [51].
Il est impossible, à distance, d'avoir le mot de tous ces problèmes singuliers, et sans doute bien des surprises nous seraient réservées, s'il nous était donné de pénétrer dans les secrets de cette mystérieuse école d'Éphèse qui, plus d'une fois, paraît s'être complu aux voies obscures. Mais une expérience capitale est celle-ci. Toute personne qui se mettra à écrire la vie de Jésus sans théorie arrêtée sur la valeur relative des évangiles, se laissant uniquement guider par le sentiment du sujet, sera ramenée dans une foule de cas à préférer la narration de Jean à celle des synoptiques. Les derniers mois de la vie de Jésus en particulier ne s'expliquent que par Jean; une foule de traits de la Passion, inintelligibles dans les synoptiques [52], reprennent dans le récit du quatrième évangile la vraisemblance et la possibilité. Tout au contraire, j'ose défier qui que ce soit de composer une vie de Jésus qui ait un sens en tenant compte des discours que Jean prête à Jésus. Cette façon de se prêcher et de se démontrer sans cesse, cette perpétuelle argumentation, cette mise en scène sans naïveté, ces longs raisonnements à la suite de chaque miracle, ces discours raides et gauches, dont le ton est si souvent faux et inégal [53], ne seraient pas soufferts par un homme de goût à côté des délicieuses sentences des synoptiques. Ce sont ici, évidemment, des pièces artificielles [54], qui nous représentent les prédications de Jésus, comme les dialogues de Platon nous rendent les entretiens de Socrate. Ce sont en quelque sorte les variations d'un musicien improvisant pour son compte sur un thème donné. Le thème peut n'être pas sans quelque authenticité; mais dans l'exécution, la fantaisie de l'artiste se donne pleine carrière. On sent le procédé factice, la rhétorique, l'apprêt [55]. Ajoutons que le vocabulaire de Jésus ne se retrouve pas dans les morceaux dont nous parlons. L'expression de «royaume de Dieu,» qui était si familière au maître [56], n'y figure qu'une seule fois [57]. En revanche, le style des discours prêtés à Jésus par le quatrième évangile offre la plus complète analogie avec celui des épîtres de saint Jean; on voit qu'en écrivant les discours, l'auteur suivait, non ses souvenirs, mais le mouvement assez monotone de sa propre pensée. Toute une nouvelle langue mystique s'y déploie, langue dont les synoptiques n'ont pas la moindre idée («monde,» «vérité,» «vie,» «lumière,» «ténèbres,» etc.). Si Jésus avait jamais parlé dans ce style, qui n'a rien d'hébreu, rien de juif, rien de talmudique, si j'ose m'exprimer ainsi, comment un seul de ses auditeurs en aurait-il si bien gardé le secret?
[47] Voir, par exemple, chap. IX et XI. Remarquer surtout l'effet étrange que font des passages comme
[48] Par exemple, IV, 1 et suiv.; XV, 12 et suiv. Plusieurs mots rappelés par Jean se retrouvent dans les synoptiques (XII, 16; XV, 20).
[49] C'est ainsi que Napoléon devint un libéral dans les souvenirs de ses compagnons d'exil, quand ceux-ci, après leur retour, se trouvèrent jetés au milieu de la société politique du temps.
[50] Les versets XX, 30-31, forment évidemment l'ancienne conclusion.
[51] VI, 2, 22; VI, 22.
[52] Par exemple, ce qui concerne l'annonce de la trahison de Judas.
[53] Voir, par exemple, II, 25; III, 32-33, et les longues disputes des ch. VII, VIII, IX.