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Une grande réserve était naturellement commandée en présence d'un document de cette nature. Il eût été aussi peu critique de le négliger que de l'employer sans discernement. Luc a eu sous les yeux des originaux que nous n'avons plus. C'est moins un évangéliste qu'un biographe de Jésus, un «harmoniste,» un correcteur à la manière de Marcion et de Tatien. Mais c'est un biographe du premier siècle, un artiste divin qui, indépendamment des renseignements qu'il a puisés aux sources plus anciennes, nous montre le caractère du fondateur avec un bonheur de trait, une inspiration d'ensemble, un relief que n'ont pas les deux autres synoptiques. Son évangile est celui dont la lecture a le plus de charme; car à l'incomparable beauté du fond commun, il ajoute une part d'artifice et de composition qui augmente singulièrement l'effet du portrait, sans nuire gravement à sa vérité.

En somme, on peut dire que la rédaction synoptique a traversé trois degrés: 1° l'état documentaire original (λογια de Matthieu, λεχθεντα η πραχθεντα de Marc), premières rédactions qui n'existent plus; 2° l'état de simple mélange, où les documents originaux sont amalgamés sans aucun effort de composition, sans qu'on voie percer aucune vue personnelle de la part des auteurs (évangiles actuels de Matthieu et de Marc); 3° l'état de combinaison ou de rédaction voulue et réfléchie, où l'on sent l'effort pour concilier les différentes versions (évangile de Luc). L'évangile de Jean, comme nous l'avons dit, forme une composition d'un autre ordre et tout à fait à part.

On remarquera que je n'ai fait nul usage des évangiles apocryphes. Ces compositions ne doivent être en aucune façon mises sur le même pied que les évangiles canoniques. Ce sont de plates et puériles amplifications, ayant les canoniques pour base et n'y ajoutant rien qui ait du prix. Au contraire, j'ai été fort attentif à recueillir les lambeaux conservés par les Pères de l'Église d'anciens évangiles qui existèrent autrefois parallèlement aux canoniques et qui sont maintenant perdus, comme l'Évangile selon les Hébreux, l'Évangile selon les Égyptiens, les Évangiles dits de Justin, de Marcion, de Tatien. Les deux premiers sont surtout importants en ce qu'ils étaient rédigés en araméen comme les Logia de Matthieu, qu'ils paraissent avoir constitué une variété de l'évangile de cet apôtre, et qu'ils furent l'évangile des Ébionim, c'est-à-dire de ces petites chrétientés de Batanée qui gardèrent l'usage du syro-chaldaïque, et qui paraissent à quelques égards avoir continué la ligne de Jésus. Mais il faut avouer que, dans l'état où ils nous sont arrivés, ces évangiles sont inférieurs, pour l'autorité critique, à la rédaction de l'évangile de Matthieu que nous possédons.

On comprend maintenant, ce semble, le genre de valeur historique que j'attribue aux évangiles. Ce ne sont ni des biographies à la façon de Suétone, ni des légendes fictives a la manière de Philostrate; ce sont des biographies légendaires. Je les rapprocherais volontiers des légendes de Saints, des Vies de Plotin, de Proclus, d'Isidore, et autres écrits du même genre, où la vérité historique et l'intention de présenter des modèles de vertu se combinent à des degrés divers. L'inexactitude, qui est un des traits de toutes les compositions populaires, s'y fait particulièrement sentir. Supposons qu'il y a dix ou douze ans, trois ou quatre vieux soldats de l'empire se fussent mis chacun de leur côté à écrire la vie de Napoléon avec leurs souvenirs. Il est clair que leurs récits offriraient de nombreuses erreurs, de fortes discordances. L'un d'eux mettrait Wagram avant Marengo; l'autre écrirait sans hésiter que Napoléon chassa des Tuileries le gouvernement de Robespierre; un troisième omettrait des expéditions de la plus haute importance. Mais une chose résulterait certainement avec un haut degré de vérité de ces naïfs récits, c'est le caractère du héros, l'impression qu'il faisait autour de lui. En ce sens, de telles histoires populaires vaudraient mieux qu'une histoire solennelle et officielle. On en peut dire autant des évangiles. Uniquement attentifs à mettre en saillie l'excellence du maître, ses miracles, son enseignement, les évangélistes montrent une entière indifférence pour tout ce qui n'est pas l'esprit même de Jésus. Les contradictions sur les temps, les lieux, les personnes étaient regardées comme insignifiantes; car, autant on prêtait à la parole de Jésus un haut degré d'inspiration, autant on était loin d'accorder cette inspiration aux rédacteurs. Ceux-ci ne s'envisageaient que comme de simples scribes et ne tenaient qu'à une seule chose: ne rien omettre de ce qu'ils savaient [78].

Sans contredit, une part d'idées préconçues dut se mêler à de tels souvenirs. Plusieurs récits, surtout de Luc, sont inventés pour faire ressortir vivement certains traits de la physionomie de Jésus. Cette physionomie elle-même subissait chaque jour des altérations. Jésus serait un phénomène unique dans l'histoire si, avec le rôle qu'il joua, il n'avait été bien vite transfiguré. La légende d'Alexandre était éclose avant que la génération de ses compagnons d'armes fût éteinte; celle de saint François d'Assise commença de son vivant. Un rapide travail de métamorphose s'opéra de même, dans les vingt ou trente années qui suivirent la mort de Jésus, et imposa à sa biographie les tours absolus d'une légende idéale. La mort perfectionne l'homme le plus parfait; elle le rend sans défaut pour ceux qui l'ont aimé. En même temps, d'ailleurs, qu'on voulait peindre le maître, on voulait le démontrer. Beaucoup d'anecdotes étaient conçues pour prouver qu'en lui les prophéties envisagées comme messianiques avaient eu leur accomplissement. Mais ce procédé, dont il ne faut pas nier l'importance, ne saurait tout expliquer. Aucun ouvrage juif du temps ne donne une série de prophéties exactement libellées que le Messie dût accomplir. Plusieurs des allusions messianiques relevées par les évangélistes sont si subtiles, si détournées, qu'on ne peut croire que tout cela répondît à une doctrine généralement admise. Tantôt l'on raisonna ainsi: «Le Messie doit faire telle chose; or Jésus est le Messie; donc Jésus a fait telle chose.» Tantôt l'on raisonna à l'inverse: «Telle chose est arrivée à Jésus; or Jésus est le Messie; donc telle chose devait arriver au Messie [79].» Les explications trop simples sont toujours fausses quand il s'agit d'analyser le tissu de ces profondes créations du sentiment populaire, qui déjouent tous les systèmes par leur richesse et leur infinie variété.

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[78] Voir le passage précité de Papias.

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[79] Voir, par exemple, Jean, XIX, 23-24.

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