On savait que Pichegru avait un frère, un vieux moine retiré à Paris. Le moine fut arrêté et, au moment où les gendarmes l’emmenaient, une plainte qui lui échappa découvrit enfin ce que j’avais tant d’intérêt à connaître: „C’est parce que j’ai donné asile à un frère que je suis traité de la sorte.“»
La première annonce de l’arrivée de Pichegru à Paris avait été donnée par un espion de la police qui rapporta une conversation curieuse qu’il avait entendue entre Moreau, Pichegru et Georges dans une maison sur le boulevard. On y avait arrêté que Georges se déferait de Bonaparte, que Moreau serait premier consul et Pichegru second consul. Georges insista pour être troisième consul. À quoi les autres objectèrent que comme il était connu pour royaliste, toute tentative pour l’associer au gouvernement les perdrait tous dans l’opinion publique. Sur quoi, le fougueux Cadoudal s’écria: «Si ce n’est donc pas pour moi, je suis pour les Bourbons, et si ce n’est ni pour eux ni pour moi, bleus pour bleus, j’aime autant que ce soit Bonaparte que vous.» Quand Moreau fut arrêté et interrogé il répondit d’abord avec hauteur, mais, quand on lui présenta le procès-verbal de cette conversation, il s’évanouit.
«L’objet du complot, continua Napoléon, était ma mort, et, s’il n’avait pas été découvert, il aurait réussi. Ce complot venait de la capitale de votre pays. Le comte d’Angoumois était à la tête de l’entreprise[63]. Il envoya à l’Ouest le duc de Bourgogne[64] et à l’Est le duc d’Enghien. Vos vaisseaux jetaient sur les côtes de France les agents subalternes de la conspiration. Le moment pouvait être décisif contre moi; je sentis chanceler mon trône. Je résolus de renvoyer la foudre aux Barmécides[65], fût-ce même dans la métropole de l’empire britannique.
Les ministres me pressaient de faire arrêter le duc d’Enghien, quoique habitant un territoire neutre. J’hésitais toujours. Le prince de Bén[évent] m’apporta deux fois l’ordre et me pressa de le signer, avec toute l’énergie dont il est capable. J’étais environné d’assassins que je ne pouvais découvrir. Je ne cédai que quand je fus convaincu de la nécessité.
Je pouvais facilement arranger l’affaire avec le duc de Bade. Pourquoi devais-je souffrir qu’un individu, résidant sur la frontière de mon empire, pût commettre librement un crime qui, un mille plus près de moi, l’eût conduit à l’échafaud. Ne vis-je pas dans cette circonstance le principe d’après lequel a agi votre gouvernement lorsqu’il ordonna la capture de la flotte danoise? J’avais les oreilles rebattues de cette maxime que la nouvelle dynastie ne serait jamais établie tant qu’il resterait un Bourbon. Talleyrand ne déviait jamais de ce principe. C’était le fondement, la pierre angulaire de son credo politique. J’examinai cette idée avec une extrême attention, et le résultat de mes réflexions fut de me ranger entièrement à l’opinion de Talleyrand. Le juste droit de ma défense personnelle, le juste soin de la tranquillité publique[66] me décidèrent contre le duc d’Enghien. J’ordonnai qu’il fût arrêté et jugé. Il fut condamné à mort et fusillé, et autant il en serait arrivé, quand il eût été Louis IX lui-même[67]. Les assassins avaient été lancés sur moi, de Londres avec le comte d’Angoumois à leur tête. Tous moyens ne sont-ils pas légitimes contre l’assassinat?»
Chapitre XXVIII
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La justification telle quelle de cet assassinat ne peut en effet sortir que de preuves montrant que le jeune prince était lui-même entré dans la conspiration contre la vie de Napoléon. Ces preuves sont annoncées dans le jugement rendu à Vincennes, mais n’ont jamais été communiquées au public. Voici un second récit de cet événement fait par Napoléon à lord Ebrington: «Le duc d’Enghien était engagé dans un complot contre ma vie. Il avait fait deux voyages à Strasbourg déguisé. J’ordonnai en conséquence qu’il fût saisi et jugé par une commission militaire qui le condamna à mort. On m’a dit qu’il demanda à me parler, ce qui me toucha, car je savais que c’était un jeune homme de cœur et de mérite. Je crois même que je l’aurais peut-être vu; mais M. de Talleyrand m’en empêcha, disant: «N’allez pas vous compromettre avec un Bourbon. Vous ne savez quelles pourraient en être les suites. Le vin est tiré, il faut le boire.» Lord Ebrington demandant s’il était vrai que le duc eût été fusillé à la lumière, l’empereur répliqua vivement: «Eh non, cela eût été contre la loi; l’exécution, eut lieu à l’heure ordinaire et j’ordonnai que le rapport de l’exécution et le jugement fussent affichés immédiatement dans toutes les villes de France.» Il est remarquable que dans cette conversation et dans d’autres qui eurent lieu sur le même sujet, Napoléon eut toujours l’air de croire que voir le duc d’Enghien et lui pardonner étaient une seule et même chose. Jacques II, roi très dévot, ne pensait pas de même quand il accorda une audience au fils favori de son frère, avec la résolution prise d’avance de lui faire trancher la tête au sortir de son cabinet. C’est que la clémence ne peut s’allier qu’à un grand courage.
Chapitre XXIX[68]
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«Votre pays m’accuse aussi de la mort de Pichegru, continua l’empereur.» — «L’immense majorité des Anglais croit fermement que vous l’avez fait étrangler au Temple.» — Napoléon répondit avec feu: «Quelle plate folie! Excellente preuve de la manière dont la passion peut obscurcir cette sûreté de jugement dont les Anglais sont si fiers! Pourquoi faire périr par un crime un homme que toutes les lois de son pays conduisaient à l’échafaud? Vos gens seraient excusables s’il s’agissait de Moreau. Si ce général eût trouvé la mort en prison, il y aurait des raisons pour ne pas croire au suicide. Moreau était chéri du peuple et de l’armée, et sa mort dans l’ombre d’une prison, quelque innocent que j’en eusse été, ne m’aurait jamais été pardonnée.»
«Napoléon s’arrêta, continue Warden, je répliquai: «On peut convenir avec vous, général, qu’à cette époque de votre histoire, des mesures sévères étaient indispensables, mais personne, je pense, n’entreprendra de justifier la manière précipitée avec laquelle le jeune duc d’Enghien fut enlevé, jugé et exécuté.» Il répondit avec feu: «Je suis justifié dans ma propre opinion et je répète la déclaration que j’ai déjà faite, que j’aurais ordonné avec le même sang-froid l’exécution de Louis IX[69]. Pourquoi entreprenait-on de m’assassiner? Depuis quand est-ce qu’on ne peut pas tirer sur l’assassin qui fait feu sur vous? J’affirme avec la même solennité qu’aucun message, qu’aucune lettre du duc d’Enghien ne me parvint après sa condamnation.»
M. Warden ajoute: «On dit qu’il existe entre les mains de Talleyrand une lettre adressée à Napoléon par le jeune prince, mais que ce ministre prit sur lui de ne la remettre que lorsque la main qui l’avait écrite était déjà glacée par la mort. J’ai vu une copie de cette lettre dans les mains du comte Las Cases. Il me la montra froidement, comme faisant partie de la masse des documents secrets qui pourront prouver certains points mystérieux de l’histoire qu’il écrit sous la dictée de Napoléon.
Le jeune prince demandait la vie. Il dit que dans son opinion la dynastie des Bourbons est finie; que telle est sa ferme croyance, qu’il ne considère plus la France que comme sa patrie, et que, comme telle, il la chérit avec l’ardeur du plus sincère patriote; mais tous ses sentiments sont d’un simple citoyen. La perspective de la couronne n’entre pour rien dans sa conduite; elle est à jamais perdue pour l’ancienne dynastie. Il demande en conséquence la permission de consacrer sa vie et ses services à la France, uniquement à son titre de Français né dans son sein. Il est prêt à prendre un commandement quelconque dans l’armée française, à devenir un brave et loyal soldat, parfaitement soumis aux ordres du gouvernement, dans quelques mains qu’il puisse être placé. Il est prêt à prêter serment de fidélité. Il finit par dire que, si la vie lui est conservée, il la consacrera, avec courage et inviolable fidélité, à défendre la France contre ses ennemis.»
[64]
M. Boyer fait remarquer que c’est par prudence que Stendhal a travesti les noms du comte d’Artois et du duc de Berry. N.D.L.É.
[66]
Voir les massacres de Nîmes. La meilleure histoire est celle d’un ministre protestant de Londres, M… Voyez
[68]
Georges, Pichegru, Moreau; voici une seconde justification d’un fait de N., qui occupe de trop; de même que les faits qui en sont la cause renferment beaucoup de répétition et une prolixité. (