Chapitre XXXIII
Prusse
L’année suivante, l’empereur vainquit la Prusse qui n’avait pas eu le courage de se joindre à l’Autriche et à la Russie. Chose sans exemple dans l’histoire, une seule bataille anéantit une armée de deux cent mille hommes et donna tout un grand royaume au vainqueur. C’est que Napoléon savait encore mieux profiter de la victoire que vaincre. Le 16 octobre, il attaqua à Iéna, non sans quelque crainte, cette armée qui semblait soutenue par la grande ombre de Frédéric; le 26, Napoléon entra dans Berlin[75]. À notre grand étonnement, la musique jouait l’air républicain: «Allons, enfants de la patrie.» Napoléon, pour la première fois en uniforme de général et chapeau brodé, était à cheval à vingt pas en avant de ses troupes au milieu de la foule. Rien de plus aisé que de lui tirer un coup de fusil d’une des fenêtres de l’Inter-Linden.
Une chose bien triste à ajouter, c’est que la foule silencieuse ne l’accueillit par aucun cri.
Pour la première fois, l’empereur rapporta de l’argent de ses conquêtes. Outre l’entretien de l’armée et son équipement, l’Autriche et la Prusse payèrent environ cent millions chacune. L’empereur fut sévère envers la Prusse. Il trouva les Allemands les premiers peuples du monde pour être conquis. Cent Allemands sont toujours à genoux devant un uniforme. Voilà comment le minutieux despotisme de quatre cents princes a arrangé les descendants d’Arminius et de Vitiking.
Ce fut alors que Napoléon commit la faute qui l’a précipité du trône. Rien ne lui était plus aisé que de mettre qui il aurait voulu sur les trônes de Prusse et d’Autriche; il pouvait également donner à ces pays le gouvernement des deux Chambres et des constitutions à demi libérales. Il abandonna le vieux principe des Jacobins de chercher des alliés contre les rois dans le cœur de leurs sujets. Comme nouveau roi, il ménageait déjà, dans le cœur des peuples, le respect pour le trône[76].
Les personnes qui étaient auprès de lui savent que la voix publique lui indiquait les princes à élever à la couronne; c’était beaucoup. Les peuples allemands auraient goûté de la liberté, auraient usé leurs forces à se procurer une constitution entièrement libérale, et, au bout de trois ou quatre ans, auraient eu pour lui un profond sentiment de reconnaissance. Alors plus de Tugendbund, plus de Landwehr, plus d’enthousiasme. Les nouveaux souverains, de leur côté, n’auraient pas plus eu la force que la volonté de se laisser soudoyer par l’Angleterre pour se coaliser contre la France.
Chapitre XXXIV
Napoléon et Alexandre
À Tilsitt, Napoléon n’exigea rien de la Russie que de fermer ses ports à l’Angleterre. Il était maître de l’armée russe, car l’empereur Alexandre dit lui-même qu’il avait fini la guerre parce que les fusils lui manquaient. L’armée russe, si imposante aujourd’hui, était alors dans un état pitoyable[77]. La fortune du czar fut que l’empereur eût conçu le système continental à Berlin. Alexandre et Napoléon eurent entre eux les conversations les plus intimes et des discussions qui auraient bien étonné leurs sujets, s’ils avaient été à portée de les entendre. «Pendant les quinze jours que nous passâmes ensemble à Tilsitt, dit Napoléon, nous dînions ensemble presque chaque jour; nous quittions la table de bonne heure pour nous délivrer du roi de Prusse qui nous ennuyait. À neuf heures, l’empereur venait chez moi en habit bourgeois prendre le thé. Nous demeurions ensemble, conversant indifféremment sur divers sujets, jusqu’à deux ou trois heures du matin; en général nous parlions politique et philosophie. Il est plein d’instruction et d’opinions libérales; il doit tout cela au colonel Laharpe, son instituteur. Quelquefois j’étais embarrassé pour deviner si les sentiments qu’il exprimait étaient ses opinions réelles ou l’effet de cette vanité commune, en France, de se mettre en contraste avec sa position.»
Dans un de ces tête-à-tête, les deux empereurs discutèrent les avantages comparatifs de la monarchie héréditaire et de la monarchie élective. Le despote héréditaire prit le parti de la monarchie élective, et le soldat de fortune fut pour l’ordre de la naissance. «Combien peu y a-t-il à parier qu’un homme, que le hasard de la naissance appelle au trône, aura les talents nécessaires pour gouverner.» — «Combien peu d’hommes, répliquait Napoléon, ont possédé les qualités qui donnent des droits à cette haute distinction: un César, un Alexandre, dont on ne trouve pas un par siècle; de manière qu’une élection, après tout, est encore une affaire de hasard et l’ordre successif vaut sûrement mieux que les dés.»
Napoléon laissa le Nord avec la pleine conviction qu’il s’était fait un ami de l’empereur Alexandre, ce qui était passablement absurde; mais c’est une belle faute; elle est d’un genre qui confond bien ses calomniateurs. Elle prouve en même temps qu’il n’était pas fait pour la politique. Il a toujours gâté la plume à la main ce qu’il avait fait avec l’épée. À son passage à Milan, il discuta avec Melzi le système continental qui était alors et, avec raison, son objet favori. Cette idée vaut mieux que toute la vie du cardinal de Richelieu. Elle a été sur le point de réussir et toute l’Europe la reprend[78].
Melzi lui représenta que la Russie avait des matières premières et point de manufactures et qu’il n’était pas probable que le czar fût longtemps fidèle à une mesure qui choquait si évidemment les intérêts des nobles, en ce pays si terribles au souverain. À quoi Napoléon, répondit qu’il comptait sur l’amitié personnelle qu’il avait inspirée à Alexandre[79]. Cette idée fit reculer l’Italien d’un pas. Napoléon venait de lui raconter une anecdote qui prouvait combien peu on pouvait compter sur le pouvoir d’Alexandre, même quand ses inclinations auraient été favorables à la France. À Tilsitt Napoléon marquait des égards particuliers au général Beningsen. Alexandre le remarqua et lui en demanda la raison. «Mais franchement, dit Napoléon, c’est pour vous faire ma cour, vous lui avez confié votre armée, et c’est assez qu’il ait votre confiance pour m’inspirer des égards et de l’amitié[80].»
Chapitre XXXV
Campagne de Wagram
Les deux empereurs du Midi et du Nord se virent à Erfurt[81]. L’Autriche comprit son danger et attaqua la France. Napoléon quitta Paris le 13 avril 1809. Le 18, il était à Ingolstadt. En cinq jours, il livre six combats et remporte six victoires; le 10 mai, il est aux portes de Vienne. Cependant l’armée, déjà corrompue par le despotisme, ne fit pas aussi bien qu’à Austerlitz.
Si le général en chef de l’armée autrichienne avait voulu suivre un avis qui, dit-on, fut ouvert par le général Bellegarde, Napoléon pouvait être fait prisonnier pour s’être jeté imprudemment au delà du Danube, à Essling. Il fut sauvé par le maréchal Masséna. Il le fit prince, mais en même temps il prétendit l’humilier en lui donnant le nom d’une bataille perdue, en le nommant prince d’Essling. On voit déjà la petitesse d’une cour. Que voulez-vous que les peuples comprennent à un tel honneur?
L’Autriche eut une lueur de bonne politique. Elle eut recours à l’opinion et protégea la révolte du Tyrol. Le général Chasteller se distingua assez pour que le despote l’honorât de son impuissante colère. Le Moniteur le nomme l’infâme Chasteller; ce général préluda en 1809 dans les montagnes du Tyrol à ce que les sociétés de la vertu devaient faire, en 1813, aux champs de Leipzig.
[76]
Voir dans le
[77]
Voir le pamphlet du général Wilson publié en 1806*.
* Le pamphlet du général Wilson, fait remarquer M. Royer, est de 1817. N.D.L.É.
[79]
On ne garantit pas tout ceci qui est littéralement traduit de l’