De la bataille d’Essling à la victoire de Wagram, l’armée française fut concentrée dans Vienne[82]. La révolte du Tyrol lui ôtait les moyens de subsister. Elle avait 70.000 malades ou blessés. Ce fut le chef-d’œuvre du comte Daru de la faire vivre dans cette position, mais l’on ne parla pas de ce tour de force, car il eût fallu avouer le danger. Pendant cet intervalle qui pouvait être si fatal, la Prusse n’osa pas remuer.
Un des faits qui justifient le plus ce qui se passe à Saint-Hélène, si rien de ce qui est injuste pouvait jamais être justifié, c’est la mort du libraire Palm. L’empereur le fit assassiner près d’Iéna par un conseil de guerre; mais le despotisme a beau faire, il ne peut détruire l’imprimerie. Si on lui en fournissait les moyens, le trône et l’autel pourraient espérer de nouveau les heureux jours du moyen âge.
Un étudiant d’Iéna, un volume de Schiller dans sa poche, vint à Schœnbrunn pour assassiner Napoléon. Il était en uniforme, le bras droit en écharpe; de ce bras il tenait un poignard. L’étudiant se glissa facilement parmi la foule d’officiers blessés qui venaient demander des récompenses; mais il mit une insistance trop sombre dans sa demande de parler à l’empereur et dans son refus de s’expliquer avec le prince de Neuchâtel qui l’interrogeait. Le prince le fit arrêter. Il avoua tout. Napoléon voulait le sauver et lui fit faire cette question: «Que ferez-vous si l’on vous rend à la liberté?» — «Je chercherai à recommencer.»
La bataille de Wagram fut belle: 400.000 hommes se battirent toute la journée. Napoléon, frappé de la bravoure des Hongrois et se souvenant de leur esprit national, eut quelque velléité de faire de la Hongrie un royaume indépendant; mais il craignit de négliger l’Espagne, et, d’ailleurs, il ne vit jamais toute l’étendue de cette idée.
Ses flatteurs lui représentaient depuis longtemps qu’il devait à sa dynastie de choisir, parmi les familles royales de l’Europe, une femme qui pût lui donner un fils. On eut à Schœnbrunn l’idée de lui faire épouser une archiduchesse. Il en fut extrêmement flatté. Le 2 avril 1810, il reçut la main de la fille des Césars. Ce jour, le plus beau de sa vie, il fut sombre comme Néron. Il était jugulé par les bons mots des Parisiens (jamais archiduchesse n’a fait de mariage civil [si vil]) et par la résistance des cardinaux. Le 20 mars 1811, il eut un fils: Napoléon-François-Charles-Joseph. Cet événement lui attacha à jamais la nation. L’enthousiasme fut à son comble à Paris au vingt et unième coup de canon. Ce peuple, si glacé par la crainte du ridicule, applaudissait tout haut dans les rues. Dans la campagne, on parla plus que jamais de l’étoile de l’empereur. Il était revêtu de tous les prestiges de la fatalité.
Puisqu’il renonçait à être le fils de la Révolution, et qu’il ne voulait plus être qu’un souverain ordinaire, répudiant l’appui de la nation, il fit fort bien de s’assurer celui de la famille la plus illustre de l’Europe[83]. Quelle différence pour lui s’il se fût allié à la Russie!
Chapitre XXXVI
De l’Espagne
Le soir de la bataille d’Iéna, Napoléon étant encore sur le champ de bataille, reçut une proclamation du prince de la Paix qui appelait tous les Espagnols aux armes. Napoléon sentit profondément le danger auquel il venait d’échapper; il vit à quelles alarmes le Midi de la France serait en butte à chaque nouvelle expédition qu’il entreprendrait dans le Nord. Il résolut de ne pas laisser sur ses derrières un ami perfide, prêt à l’attaquer dès qu’il le croirait embarrassé. Il se rappela qu’à Austerlitz, il avait retrouvé le roi de Naples parmi ses ennemis, quinze jours après avoir signé la paix avec cette cour. La manière dont le prince de la Paix avait le projet d’attaquer la France, est contraire au droit des gens tel qu’il paraît adopté par les nations modernes. M. de Talleyrand ne cessait de répéter à Napoléon qu’il n’y aurait de sûreté pour sa dynastie que lorsqu’il aurait anéanti les Bourbons. Les détrôner n’était pas assez; mais encore fallait-il commencer par les détrôner.
La Russie approuva à Tilsitt les projets de l’empereur sur l’Espagne.
Ces projets consistaient à donner une principauté dans les Algarves à don Manuel Godoy, si connu sous le nom de prince de la Paix; au moyen de quoi le prince, le seul auteur de la proclamation qui perdait l’Espagne, livrait à Napoléon son roi et son bienfaiteur. En vertu du traité de Fontainebleau, conclu par le prince de la Paix, l’Espagne fut inondée de troupes impériales. À la fin, ce favori, aussi puissant que ridicule, s’aperçut que Napoléon se moquait de lui; il eut l’idée de fuir au Mexique; le peuple voulut retenir son roi; de là les événements d’Aranjuez qui appelèrent Ferdinand VII au trône et renversèrent le plan de Napoléon. Le 18 mars 1808, ce peuple si stupide et si brave, se souleva. Le prince de la Paix, aussi abhorré qu’il méritait de l’être, passa du pouvoir souverain dans un cachot. Un second mouvement força le roi Charles IV à abdiquer en faveur de Ferdinand VII. Napoléon fut très surpris: il avait cru avoir affaire à des Prussiens ou à des Autrichiens, et que disposer de la cour, c’était disposer du peuple. Au lieu de cela, il trouvait une nation et, à sa tête, un jeune prince adoré d’elle et étranger en apparence à l’avilissement qui pesait sur l’Espagne depuis quinze années. Ce prince pouvait avoir les faciles vertus de sa position et allait être environné d’hommes intègres attachés à la patrie, inaccessibles aux séductions et soutenus par un peuple inaccessible à la crainte. Tout ce que Napoléon savait du prince des Asturies, c’est qu’en 1807 il avait osé lui écrire pour lui demander la main d’une de ses nièces, fille de Lucien Bonaparte.
En Espagne, après les événements d’Aranjuez, l’enthousiasme était dans toutes les classes. Cependant l’étranger au sein de l’État commandait dans la capitale, occupait les places fortes et se trouvait le véritable juge entre Ferdinand VII et le roi Charles IV, qui venait de révoquer son abdication et d’invoquer le secours de Napoléon.
Dans cette position unique, par un nouveau trait de cette ineptie raisonnante qui caractérise les ministres d’un peuple depuis si longtemps étranger aux progrès de l’Europe, Ferdinand VII résolut de s’avancer au-devant de Napoléon. Le général Savary fit deux courses en Espagne pour presser ce prince d’arriver à Bayonne, mais jamais il ne lui offrit de reconnaître son titre. Les conseillers du nouveau roi, qui avaient peur des vengeances de Charles IV, contre lequel ils avaient conspiré, ne voyaient de sûreté qu’auprès de Napoléon et brûlaient d’arriver auprès de lui avec leur prince.
Ces grands événements semblent curieux de loin, mais, en s’en rapprochant, on ne les trouve que dégoûtants. Les ministres espagnols sont trop bêtes et les agents français trop forts. C’est la vieille politique stupidement perfide de Philippe II luttant contre le génie tout moderne de Napoléon[84]. Il y a deux traits qui reposent l’âme: celui de M. Hervas, frère de la duchesse de Frioul, qui, au péril de plus que sa vie, arriva à Valladolid et fit tout ce qui est humainement possible pour ouvrir les yeux à la stupide suffisance des ministres de Ferdinand VII. Le garde général des douanes sur la ligne de l’Èbre, homme simple et brave, proposa à ce prince de l’enlever avec deux mille hommes dont il disposait: il fut sévèrement réprimandé. Voilà bien l’Espagne telle qu’elle allait se montrer pendant six ans: stupidité, bassesse et lâcheté dans les princes; dévouement romanesque et héroïque de la part du peuple.
Ferdinand VII arriva à Bayonne le 20 avril au matin et y fut reçu en roi. Le soir, le général Savary vint lui annoncer que Napoléon avait résolu de placer sa propre dynastie sur le trône d’Espagne. Napoléon exigeait en conséquence que Ferdinand VII abdiquât en sa faveur. Dans le même moment l’empereur avait avec le ministre Escoïquiz cette curieuse conversation qui développe si bien et son caractère et toute sa politique envers l’Espagne[85].