Le plan de Napoléon était vicieux en ce qu’il offrait aux princes, chassés d’Espagne, l’Étrurie et le Portugaclass="underline" c’était laisser du pouvoir à des ennemis.
Ferdinand VII, victime d’un vil favori, d’un père aveugle, d’un conseil imbécile et d’un voisin puissant, était, dans le fait, prisonnier à Bayonne. Comment sortir de ce mauvais pas? À moins de devenir oiseau, il ne restait aucune possibilité de s’évader, tant les précautions étaient bien prises. Chaque jour elles redoublaient. Les remparts de la ville étaient, jour et nuit, couverts de soldats, les portes gardées avec le plus grand soin, tous les visages examinés à l’entrée et à la sortie. Des bruits de tentative d’évasion se répandirent; la surveillance acquit une nouvelle activité. C’était une captivité déclarée. Le conseil de Ferdinand n’en refusait pas moins ferme d’accepter l’Étrurie en échange de l’Espagne.
L’empereur était en proie aux plus violentes agitations et même aux remords. Il voyait l’Europe lui reprocher de retenir prisonnier un prince qui était venu pour conférer avec lui. Il était aussi embarrassé à garder Ferdinand qu’à le relâcher. Il se trouvait avoir commis un crime et en perdre le fruit. Il disait et avec grande vérité et énergie aux ministres espagnols: «Vous devriez adopter des idées plus libérales, être moins susceptibles sur le point d’honneur, et ne pas sacrifier la prospérité de l’Espagne aux intérêts de la famille de Bourbon.»
Mais les ministres qui avaient conduit Ferdinand VII à Bayonne, n’étaient pas faits pour concevoir des idées d’un tel ordre. Comparez l’Espagne telle qu’elle est depuis quatre ans, contente dans son abjection et l’objet du mépris ou de l’horreur des autres peuples, avec l’Espagne munie des deux chambres et de Joseph pour roi constitutionnel, et pour roi d’autant meilleur que, comme Bernadotte, il n’a pour lui que son mérite, et, qu’à la première injustice ou sottise, on peut le mettre à la porte et appeler le souverain légitime.
Jamais la tête de Napoléon ne fut dans une activité plus étonnante. À chaque moment, il arrivait à une nouvelle idée qu’il envoyait proposer aussitôt aux ministres espagnols. Ce n’est pas dans un tel état d’angoisse qu’un homme peut feindre: on put voir à fond dans l’âme et dans la tête de l’empereur. Il avait l’âme d’un soldat généreux, mais une pauvre tête en politique. Les ministres espagnols refusant tout avec l’indignation de la générosité, jouaient le beau rôle. Ils partaient toujours du principe que Ferdinand n’avait aucun droit de disposer de l’Espagne sans le consentement de la nation[86]. Leurs refus réduisaient Napoléon au désespoir. C’était la première grande opposition qu’il éprouvait, et dans quelles circonstances! Il se trouvait que l’absurde conseil d’Espagne faisait, par aveuglement, l’acte le plus éclairé et le plus embarrassant pour son adversaire. Dans cette anxiété mortelle, l’esprit de Napoléon se portait à la fois sur toutes sortes d’idées, sur toutes sortes de projets. Plusieurs fois par jour, il faisait appeler ses négociateurs; il les envoyait aux ministres espagnols; toujours même réponse: des plaintes et des refus! Au retour de ses ministres, Napoléon parcourait avec eux avec la rapidité ordinaire de son imagination et de son élocution toutes les faces de cette question. Quand on lui disait qu’il n’y avait pas moyen d’engager le prince des Asturies à échanger les monarchies d’Espagne et d’Amérique contre le petit royaume d’Étrurie, qu’après s’être vu enlever le premier trône, la possession du second devait lui sembler bien précaire. «Eh bien, qu’il me déclare la guerre!»
Un homme capable d’une sortie aussi singulière, n’est pas un Philippe II, comme on voudrait nous le faire croire. Il y a de l’honneur et beaucoup d’honneur dans une telle objection. Il y avait aussi beaucoup de sagesse.
On la retrouve dans la conversation imprimée par M. Escoïquiz. «Au reste si mes propositions ne conviennent pas à votre prince, il peut, s’il le veut, retourner dans ses États; mais, avant tout, nous fixerons ensemble un terme pour ce retour; après quoi, les hostilités commenceront entre nous.»
Un des négociateurs employés par Napoléon, prétend lui avoir fait des objections sur la nature même de son entreprise: «Oui, dit-il, je sens que ce que je fais n’est pas bien, mais qu’ils me déclarent donc la guerre!»
L’empereur disait à ses ministres: «Il faut que je juge cette entreprise bien nécessaire à ma tranquillité, car j’ai bien besoin de marine et ceci va me coûter les six vaisseaux que j’ai à Cadix.»
D’autres fois: «Si ceci devait me coûter 80 mille hommes, je ne le ferais pas; mais il n’en faudra pas 12 mille; c’est un enfantillage. Ces gens-ci ne savent pas ce que c’est qu’une troupe française. Les Prussiens étaient comme eux et on a vu comment ils s’en sont trouvés.»
Cependant, après huit jours de mortelles angoisses la négociation n’avançait pas. Il fallait sortir de là; Napoléon n’était pas accoutumé à la résistance; c’était un esprit gâté par une suite inouïe de succès et par le despotisme; il pouvait devenir féroce par embarras. Un jour, dit-on, le mot de château-fort lui échappa. Le lendemain, il en demanda pardon à son ministre: «Il ne faut pas vous formaliser de ce que vous avez entendu hier; sûrement je ne l’aurais pas fait.»
Chapitre XXXVII
Entrevue de Bayonne
Napoléon voyant qu’il n’y avait rien à espérer du prince des Asturies, eut l’excellente idée de lui chercher querelle sur la validité de l’abdication de Charles IV. Cette abdication avait été évidemment forcée; elle avait été rétractée.
Le prince de la Paix fut tiré de sa prison à Madrid et arriva le 26 avril à Bayonne. Le 1er mai arrivèrent les vieux souverains, comme les appelaient les Espagnols. Cette vue fit beaucoup d’impression. Ils étaient malheureux, et une longue étiquette, longtemps préservée, joue le caractère aux yeux du vulgaire.
Aussitôt que le roi et la reine d’Espagne furent entrés dans leurs appartements, les Français virent tous les Espagnols qui se trouvaient à Bayonne, le prince Ferdinand à leur tête, faire la cérémonie du baisement de main qui consiste à se mettre à genoux et à baiser la main du roi et de la reine. Les spectateurs qui avaient lu le matin, dans la Gazette de Bayonne, les pièces relatives aux événements d’Aranjuez et la protestation du roi, et qui voyaient cet infortuné monarque recevoir ainsi l’hommage de ces mêmes hommes qui avaient ourdi la conspiration du mois de mars, furent révoltés de tant de duplicité et cherchèrent en vain l’honneur castillan. Les Français eurent l’imprudence de juger la nation espagnole par les hautes classes de la société, qui, quant aux sentiments, sont les mêmes partout.
Après la cérémonie, le prince des Asturies voulut suivre les vieux souverains dans leurs appartements intérieurs. Le roi l’arrêta en lui disant en espagnoclass="underline" «Prince, n’avez-vous pas assez outragé mes cheveux blancs?» Ces mots parurent produire sur un fils rebelle l’effet d’un coup de foudre[87].
Chapitre XXXVIII
Suite du même sujet
Le roi et la reine firent à Napoléon le récit des outrages auxquels ils avaient été en butte. «Vous ne savez pas, disaient-ils, ce que c’est que d’avoir à se plaindre d’un fils.» Ils parlaient aussi du mépris que leur inspiraient les gardes du corps, ces lâches qui les avaient trahis.