Les négociateurs français firent comprendre facilement au prince de la Paix qu’il n’était plus question de continuer son règne en Espagne.
Dès la veille de l’arrivée du roi Charles IV, Napoléon avait fait appeler M. Escoïquiz et l’avait chargé de signifier au prince des Asturies que toute négociation avec lui était rompue et qu’à l’avenir, il ne traiterait plus qu’avec le roi d’Espagne.
Or il était maître absolu des volontés du roi d’Espagne par le prince de la Paix. Les Anglais ont beaucoup dit qu’il y eut de la violence, des conspirations; la vérité est qu’il n’y eut ni comploteurs ni conspirateurs, mais seulement, comme à l’ordinaire, des imbéciles conduits et dupés par des fripons. Comme à l’ordinaire aussi, un souverain étranger provoqué de la manière la plus contraire au droit des gens, profita de tout cela.
Chapitre XXXIX
Insurrection de Madrid. Abdication du roi Charles. État de l’Espagne
Pendant qu’à Bayonne, le roi Charles IV ordonnait à son fils Ferdinand VII de lui rendre sa couronne, le peuple de Madrid, effarouché d’événements si étranges et qui d’ailleurs insultaient toute la nation dans la personne des souverains, se souleva le 2 mai. Il périt environ 150 habitants et 500 soldats français. Cette nouvelle arriva très exagérée en France le 5 mai. Charles IV fit appeler son fils. Le roi, la reine et Napoléon étaient assis. Le prince, resté debout, fut accablé des plus sales injures. Napoléon dégoûté dit: «Je sors d’une scène de crocheteurs.» Le prince intimidé donna sa renonciation formelle et définitive.
Le même jour, 5 mai 1808, eut lieu la cession par le roi Charles à Napoléon de tous ses droits sur l’Espagne.
Le prince des Asturies céda aussi à Napoléon tous ses droits à l’Espagne, mais ce ne fut, dit-on, qu’après avoir été plusieurs fois menacé de mort par le roi son père. Il y avait l’exemple de don Carlos, et, d’ailleurs, le prince, ayant évidemment conspiré contre son père et son roi, le jury le plus intègre du monde l’eût condamné à mort.
On accuse Napoléon d’avoir été jusqu’à lui dire: «Prince, il faut opter entre la cession ou la mort[88].» Il faut voir comment l’on prouvera ce propos à la postérité.
Les Bourbons d’Espagne allèrent habiter diverses villes; partout et à toute occasion, le roi Charles fit des protestations d’attachement et de fidélité envers son auguste allié. Personne n’a encore accusé Napoléon de l’avoir menacé. Quant à Ferdinand VII, il alla habiter la belle terre de Valençay.
Ici finissent ce qu’on appelle les perfidies de Napoléon. L’Europe ne pouvant concevoir la pusillanimité de ses ennemis, lui a imputé leur imbécillité à crime.
Il a envoyé le général Savary au prince des Asturies pour le presser d’arriver, mais il ne lui a jamais promis de le reconnaître pour roi[89]. Le prince est venu à Bayonne parce qu’il a constamment cru qu’il était de son intérêt d’y venir. Il croyait, et peut-être avec raison, que Napoléon seul pouvait, le sauver de son père et du prince de la Paix.
Un ministre espagnol, M. d’Urquijo, rencontra à Vittoria, le 13 avril 1808, le jeune roi et son cortège qui marchaient vers Bayonne. Il écrivit le même jour au capitaine général La Cuesta:
«… Je leur dis (aux ministres de Ferdinand VII) qu’il ne s’agissait pour Napoléon que d’abolir la dynastie des Bourbon en Espagne en imitant l’exemple de Louis XIV et d’établir celle de France… L’Infantado, qui sent le poids de mes réflexions, me répondit: «Serait-il possible qu’un héros tel que Napoléon fût capable de se souiller d’une telle action, quand le roi se met entre ses mains de la meilleure foi possible?» — «Lisez Plutarque, lui dis-je, et vous trouverez que tous ces héros de la Grèce et de Rome n’acquirent leur gloire qu’en montant sur des milliers de cadavres, mais l’on oublie tout cela et l’on voit le résultat avec respect et étonnement.»
«J’ajoutai qu’il devait se rappeler des couronnes que Charles-Quint avait enlevées, des cruautés qu’il avait exercées envers les souverains et envers les peuples, et que, malgré tout cela, il était compté parmi les héros; qu’il ne devait pas oublier non plus que nous en avions fait autant avec les empereurs et rois des Indes…, qu’il pouvait appliquer cela à l’origine de toutes les dynasties de l’univers, que, dans notre Espagne ancienne, on trouvait des assassinats de rois par des usurpateurs qui s’étaient ensuite assis sur le trône; que, dans les siècles postérieurs, nous avions l’assassinat commis par le bâtard Enrique II et l’exclusion de la famille de Henri IV, que les dynasties d’Autriche et des Bourbons dérivaient de cet inceste ainsi que de ces crimes… Je dis que le langage du Moniteur me faisait voir que Napoléon ne reconnaissait pas Ferdinand comme roi, qu’il disait que l’abdication de son père, faite au milieu des armes et d’un tumulte populaire était nulle, que Charles IV lui-même l’avouerait, que, sans parler de ce qui était arrivé au roi de Castille, Jean Ier, il y avait deux exemples d’abdication dans la dynastie plus moderne des Autrichiens et des Bourbons, l’une faite par Charles-Quint, l’autre faite par Philippe V, et que, dans ces deux abdications, on avait procédé avec le plus grand calme, la plus sage délibération et même avec le concours de ceux qui représentaient la nation[90].»
Dans la conversation avec M. Escoïquiz qui, jusqu’ici, est la pièce la plus curieuse de ce procès et la plus authentique parce qu’elle est publiée par un ennemi, Napoléon dit fort bien: «Mais enfin la suprême loi des souverains, qui est celle du bien de leurs États, me met dans l’obligation de faire ce que je fais.»
Il faut remarquer, au grand étonnement des sots, qu’un souverain qui n’est qu’un procureur fondé ne peut jamais user de générosité, faire des dons gratuits. Nous retrouverons cette question en Italie où l’on voudrait que Napoléon, en opposition à ce qu’il croyait les intérêts de la France, eût fait cadeau aux Italiens d’une indépendance complète.
Napoléon, attaqué à l’improviste par l’Espagne, au moment où elle le croyait embarrassé avec la Prusse, devait faire de l’Espagne, à Bayonne, ce qu’il croyait le plus utile à la France. S’il avait été battu à Iéna, les Espagnols, commandés par les Lascy et les Porlier, ne pouvaient-ils pas venir à Toulouse et à Bordeaux, tandis que les Prussiens auraient été à Strasbourg et à Metz?
La postérité décidera si c’est un crime dans le procureur fondé d’une nation de profiter de l’extrême bêtise de ses ennemis. Je crois qu’au contraire de notre siècle, la postérité sera plus touchée du tort fait à l’Espagne que du tort fait à ses prétendus maîtres. Il y a l’exemple de la Norvège.
Les libellistes accusent Napoléon de trop mépriser les hommes. Ici nous le voyons commettre une grande faute parce qu’il a trop d’estime pour les Espagnols. Il oublie que les fiers Castillans avilis d’abord par Charles-Quint, sont gouvernés, depuis ce célèbre empereur, par le plus lâche de tous les despotismes.
M. d’Urquijo dit dans sa lettre au général La Cuesta: «Par malheur depuis Charles-Quint, la nation n’existe plus, parce qu’il n’y a point réellement de corps qui la représente, ni d’intérêt commun qui la réunisse vers un même but. Notre Espagne est un édifice gothique composé de pièces et de morceaux avec presque autant de privilèges, de législations, de coutumes et d’intérêts qu’il y a de provinces. L’esprit public n’existe point.»
Depuis quinze ans, la monarchie d’Espagne avait atteint un degré de ridicule inouï dans les annales des cours les plus avilies. L’aristocratie des nobles et des prêtres, qui seule peut faire le brillant de la monarchie, s’y laissait bafouer comme à plaisir. Un mari, un roi donne successivement à l’amant de sa femme:
[89]
«Quoique vos représentants aient sans cesse refusé de le reconnaître comme légitime souverain.» (Conversation de Escoïquiz.)
[90]
Fidèlement extrait du livre de M. Escoïquiz. L’on ne cite ici que des ouvrages publiés par des ennemis de l’empereur.