1° Le commandement suprême de toutes les forces de terre et de mer;
2° La nomination à presque tous les emplois de l’État;
3° Le droit de faire par lui-même la paix et la guerre[91].
Si ce favori avait été un Richelieu, un Pombal, un Ximenès, un scélérat habile, on concevrait les Espagnols; mais il se trouva que c’était le plus stupide coquin de l’Europe. Ce peuple, qu’on prétend si fier, se voyait gouverné despotiquement par l’objet de ses mépris. Mais, mettons à part toute fierté; que de malheurs généraux et particuliers ne devait pas amener un gouvernement aussi infâme! Notre aristocratie de France, avant 1789, devait être une république en comparaison de l’Espagne. Et cependant l’Espagne refusa une constitution libérale, et, ce qui est bien plus encore, une constitution garantie par le voisinage du souverain légitime et détrôné!
Il faut déjà être parvenu bien avant dans la vie et avoir pour les hommes presque autant de mépris qu’ils en méritent pour concevoir une telle conduite.
Napoléon, qui avait vécu en Corse et en France au milieu de nations pleines d’énergie et de finesse, fut à l’égard des Espagnols la dupe de son cœur.
L’Espagne, de son côté, manqua une occasion que la suite des siècles ne lui représentera plus. Chaque puissance a un intérêt (mal entendu il est vrai) à voir ses voisins dans un état de faiblesse et de décadence. Ici, par un hasard unique, l’intérêt de la France et de la péninsule pour un moment se trouva le même. L’Espagne avait l’exemple de l’Italie que Napoléon avait élevée. Quoique la nation espagnole soit très contente sur son fumier, peut-être d’ici à deux cents ans parviendra-t-elle à arracher une constitution, mais une constitution sans autre garantie que cette vieille absurdité qu’on appelle des serments, et Dieu sait encore par quels flots de sang il faudra l’acheter! Au lieu qu’en acceptant Joseph pour roi, les Espagnols avaient un homme doux, plein de lumières, sans ambition, fait exprès pour être roi constitutionnel, et ils avançaient de trois siècles le bonheur de leur pays.
Chapitre XL
Parallèle de la conduite de Napoléon avec l’Espagne et de celle des Anglais avec Napoléon
Supposons que Ferdinand VII se soit livré à l’empereur, comme Napoléon s’est livré aux Anglais à Rochefort. Le prince espagnol refuse le royaume d’Étrurie; il est conduit à Valençay, séjour agréable et sain, et Napoléon, qui en avait appelé à la générosité si vantée du peuple anglais, est confiné sur un rocher où, par des moyens indirects et en évitant l’odieux du poison, on cherche à le faire périr. Je ne dirai pas que la nation anglaise est plus vile qu’une autre; je dirai seulement que le ciel lui a donné une malheureuse occasion de montrer qu’elle était vile. Quelles réclamations en effet se sont élevées contre ce grand crime? Quel généreux transport de tout le peuple, à l’ouïe de cette infamie, a désavoué son gouvernement aux yeux des nations? Ô Sainte Hélène, roc désormais si célèbre, tu es l’écueil de la gloire anglaise! L’Angleterre, s’élevant par une trompeuse hypocrisie au dessus des nations, osait parler de ses vertus; cette grande action l’a démasquée; qu’elle ne parle plus que de ses victoires tant qu’elle en aura encore. Cependant l’Europe est muette et elle accuse Napoléon ou, du moins, elle semble écouter ses accusateurs. Je ne puis dire ma pensée. Ô hommes lâches et envieux, peut-on s’abandonner à trop de mépris envers vous, et lorsqu’on ne parvient à être votre maître, ne fait-on pas très bien de s’amuser de vous comme d’un vil gibier[92]?
Chapitre XLI
Convention de Bayonne. Joseph reconnu roi d’Espagne. Guerre d’Espagne
Terminons en peu de mots ces dégoûtantes affaires d’Espagne. Dans la conversation de Bayonne, Escoïquiz dit à Napoléon:
«Le peuple désarmé de Madrid croyait être assez fort pour détruire l’armée française et défendre Ferdinand. Ce fut au point que l’on aurait trouvé des obstacles invincibles au cas que l’on eût voulu employer le moyen unique de mettre Ferdinand en liberté.
Napoléon. — Quel était donc ce moyen, chanoine?
Escoïquiz. — Celui de faire secrètement prendre la fuite au roi.
Napoléon. — Et dans quelle partie du monde l’auriez-vous transporté?
Escoïquiz. — À Algésiras où nous avions déjà quelques troupes et où nous eussions été dans le voisinage de Gibraltar.
Napoléon. — Qu’auriez-vous fait après?
Escoïquiz. — Toujours invariables dans notre maxime de conserver avec Votre Majesté une alliance intime, mais en même temps honorable, nous lui aurions proposé péremptoirement de la continuer, sous la condition que nos places frontières nous seraient rendues sans délai et que les troupes françaises sortiraient de l’Espagne; et dans le cas où Votre Majesté se serait refusée à souscrire à ces propositions, nous lui aurions fait la guerre de toutes nos forces jusqu’à la dernière extrémité. Telle eût été mon opinion, Sire, dans le cas où nous aurions eu connaissance d’une manière ou d’autre de vos véritables intentions!
Napoléon. — Vous pensez très bien; c’est là tout ce que vous auriez eu de mieux à faire.»
Des esprits peu éclairés s’écrieront: «Vous nous vantez Napoléon à l’égard de l’Espagne, comme s’il eût été un Washington.»
Je réponds: «L’Espagne rencontra le hasard le plus heureux qui puisse se présenter à un pays profondément corrompu et, par conséquent, hors d’état de se donner la liberté à lui-même. Donner à l’Espagne de 1808 le gouvernement des États-Unis aurait semblé aux Espagnols, qui sont les plus insouciants des hommes, la plus dure et la plus pénible tyrannie. L’expérience, que Joseph et Joachim ont faite à Naples, éclaircit la question; ils ont été rois avec presque tous les ridicules du métier, mais ils ont été modérés et raisonnables. Cela a suffi pour avancer rapidement, dans ces pays, le bonheur et la justice et pour commencer à y mettre le travail en honneur. Remarquez que la sensation pénible, qu’un individu éprouve à rompre des habitudes vicieuses, est également ressentie par un peuple. La liberté demande qu’on s’en occupe durant les premières années. Cette gêne masque, aux yeux des sots, le bonheur qui doit résulter des nouvelles institutions.»
Ainsi pour l’Espagne, Napoléon était meilleur que Washington; ce qui lui manquait en libéralité, il l’avait en énergie. Il y a un fait qui est palpable, même à l’égard des gens pour qui les choses morales sont invisibles: la population de l’Espagne qui n’était que de huit millions quand Philippe II y entra, a été portée à douze par le peu de bon sens français que les rois de cette nation y ont introduit. Or l’Espagne plus grande que la France devrait être plus fertile à cause de son soleil; elle a presque tous les avantages d’une île. Quelle est donc la puissance secrète qui empêche la naissance de quatorze millions d’hommes? On répondra: «C’est le manque de culture des terres.» Je répliquerai à mon tour: «Quel est le venin caché qui empêche la culture des terres?»
Après la cession de l’Espagne par les princes de la dynastie que la guerre y avait placés 90 ans plus tôt, Napoléon voulait réunir une assemblée, faire reconnaître ses droits par elle, établir une constitution, et, au moyen du poids et du prestige de sa puissance, donner le mouvement à la nouvelle machine. L’Espagne était peut-être le pays d’Europe où Napoléon était le plus admiré. Comparez ce système de conduite à celui de Louis XIV en 1713; voyez surtout les correspondances des gens subalternes des deux époques, ministres, maréchaux, généraux, etc.[93], vous reconnaîtrez que l’envie est la principale source du succès de Mme de Staël et des libellistes actuels et des dangers et des ridicules que l’ignoble vulgaire prodigue aux défenseurs du prisonnier de Sainte-Hélène.
[92]
Voir la lettre du général Bertrand à sir Hudson Lowe. Pièces relatives au prisonnier de Sainte-Hélène, Londres, 1818. Voir l’hypocrite discours de lord Bathurst, les lettres du médecin O’Méara.