Pour faire dériver le droit du nouveau roi des droits du peuple, Napoléon voulut former à Bayonne une convention de cent cinquante membres pris dans les divers corps de la monarchie. La plupart des députés furent nommés par les provinces, les villes et les corporations; les autres furent désignés par le général français qui commandait à Madrid (le grand-duc de Berg, Murat). Dans tout cela, ainsi qu’il arrive dans toutes les révolutions, rien ne fut complètement légal, car les habitudes politiques d’un peuple, qu’on appelle encore sa constitution, pourraient-elles donner des règles pour un changement? Cela implique contradiction. Tout se ressentait du trouble et de la rapidité des circonstances, mais, en tout, on était fidèle aux vrais principes. Par exemple, qui pouvait avoir le droit de nommer les députés de l’Amérique? On prit ce que l’on trouva de plus apparent parmi les Américains en résidence à Madrid, et les choix se trouvèrent excellents. Ces gens-là étaient moins écrasés de préjugés que les Espagnols.
Le 15 juin 1808, la junte ouvrit ses séances; elle comptait 75 membres qui s’élevèrent ensuite à 90. Cette assemblée avait été précédée d’un décret de Napoléon qui déclarait que sur la représentation des principales autorités de l’Espagne il s’était décidé, pour mettre un terme à l’interrègne, à proclamer son frère Joseph roi des Espagnes et des Indes en garantissant l’indépendance de la monarchie et son intégrité dans les quatre parties du monde[94]. Joseph arriva à Bayonne le 7 juin; il quitta avec peine la vie voluptueuse qu’il s’était faite à Naples. Brave comme Philippe V, il n’était pas plus général que ce prince.
Les députés réunis à Bayonne reconnurent Joseph le 7 juin au soir. Le discours du duc de l’Infantado n’exprimant pas une reconnaissance formelle, Napoléon s’écria: «Il ne faut pas tergiverser, Monsieur; reconnaître franchement, ou refuser de même. Il faut être grand dans le crime comme dans la vertu. Voulez-vous retourner en Espagne, vous mettre à la tête des insurgés? Je vous donne ma parole de vous y faire remettre en sûreté; mais, je vous le dis, vous en ferez tant, que vous vous ferez fusiller dans huit jours… non, dans vingt-quatre heures[95].»
Napoléon avait trop d’esprit et de générosité pour exécuter cette menace. Dans le langage de l’armée française, on appelle cela: emporter son homme par la blague, ce qui veut dire éblouir un caractère faible.
Après douze séances, la convention termina ses travaux le 7 juillet. Elle avait rédigé une constitution pour l’Espagne. Le projet en avait été adressé, de Bayonne, à la junte du gouvernement de Madrid. Renvoyé à Bayonne, cet acte fut porté à un nombre d’articles beaucoup plus considérable, car de quatre-vingts qu’il avait à Madrid, on arriva à cent cinquante.
D’abord, conformément aux principes, l’on voit ici la convention chargée de faire la constitution, absolument séparée du corps qui gouverne. Le manque de cette précaution a perdu la France en 1792.
Les membres de la convention de Bayonne n’avaient nul goût pour le martyre, comme on l’a vu par leurs discours au roi Joseph; ils procédèrent cependant avec une délicatesse qui semble annoncer beaucoup de liberté. Ne se regardant plus comme compétents pour prononcer l’expulsion d’une dynastie et l’appel d’une autre, ils ne parlèrent pas de cet objet essentiel.
Les députés s’accordent à reconnaître qu’on ne mit aucune entrave à la liberté de leurs délibérations. L’opiniâtreté, avec laquelle les grands d’Espagne défendirent le droit si illibéral de former de grands majorats, montre à quel point ils croyaient à la stabilité du nouvel ordre de choses. On y discuta vivement sur la tolérance religieuse, mot si singulier en Espagne, et sur l’établissement du jury.
Quelle fut pendant ces discussions la conduite du despote? Il n’eut pas l’air de méconnaître un instant l’insuffisance de cette représentation pour sanctionner un si grand changement. Il partait toujours du principe que l’acceptation de la nation suppléerait aux formalités que les circonstances ne permettaient pas de remplir.
La partie de la constitution qui concernait l’Amérique était assez libérale et propre à retenir encore quelque temps l’essor que cette belle partie du monde a pris depuis vers l’indépendance. Ces articles de la constitution avaient été faits par un jeune chanoine de Mexico nommé El Moral, homme plein d’esprit, de connaissances et d’amour de son pays. En général, ce qu’il y a de bon en Espagne est excellent, mais chez aucun peuple, les gens éclairés ne sont en plus petite proportion. Plus le corps de la nation est en arrière du siècle, plus on trouve de supériorité et de vraie grandeur dans les quinze ou vingt mille patriotes isolés au milieu de lu canaille et dont la gloire et les infortunes remplissent l’Europe. Je ne rencontre jamais une de ces nobles victimes sans m’étonner de l’effort prodigieux qu’a dû faire cette tête pour s’élancer au delà de l’insouciance et des fausses vertus[96] qui ont tourné l’indomptable courage du reste du peuple à son propre détriment. Les Auguste Arguelles, les El Moral, les Porlier, les Llorente montrent à l’Europe ce que sera l’Espagne dix ans après qu’elle aura arraché à ses rois le gouvernement des deux chambres et la fin de l’Inquisition.
Joseph et la convention quittèrent Bayonne le 7 juillet. Si l’on n’avait jugé ce qui venait de se passer que par le cortège qui l’entourait, on n’aurait jamais soupçonné le changement étonnant qui venait de s’opérer. Il apparaissait aux Espagnols au milieu des ministres et des officiers qui avaient servi leurs anciens maîtres. De tout ce qui avait existé à la cour des Bourbons, il n’y avait de changé que le roi. Qu’on dise après cela que l’appui des rois est dans leur noblesse! La noblesse au contraire est ce qui rend la royauté odieuse.
Joseph arrivait dans un pays peuplé de moins de douze millions d’habitants dont l’armée avait été soigneusement déconsidérée, écartée, reléguée dans des parties éloignées de la monarchie. Ce pays languissait depuis cent cinquante ans sous un gouvernement haï et bien plus encore méprisé. Les finances conduites avec la même ineptie que tout le reste et, de plus, gaspillées, étaient dans le dernier désordre; et comment les rétablir chez une nation où le travail est déshonoré? Le peuple avait senti de lui-même, dans les provinces les plus éclairées, qu’il fallait changer de roi et il avait tourné les yeux vers l’archiduc Charles[97]. Heureuses les Espagnes si elles eussent suivi cette idée! Elles goûteraient maintenant le bonheur que donne toujours une administration sage et honnête et une politique extérieure qui n’a rien de romanesque. Qu’il y a loin de son état à celui des sujets de la maison d’Autriche!
Joseph partageait l’erreur de son frère; il ne méprisait pas assez la canaille humaine. Il croyait que donner aux Espagnols l’égalité et toute la liberté qu’ils pouvaient concevoir, c’était s’en faire des amis. Loin de là, les Espagnols furent piqués de ce que les 80.000 hommes qu’on fit pénétrer en Espagne n’étaient pas des troupes d’élite; ils virent là une marque de mépris. Dès lors, tout fut perdu. Comment prendre, en effet, un peuple ignorant, fanatique, sobre au milieu de l’abondance, tirant de ses privations autant de vanité que les autres en tirent de leur jouissance? L’Espagnol n’est pas cupide, même cette source d’activité lui manque; il est thésauriseur, sans être avare; il ne veut pas avoir de l’or comme l’avare, mais il ne sait que faire de sa fortune; il passe sa vie, oisif et triste, en songeant à son orgueil, au fond d’un appartement superbe. Sang, mœurs, langage, manière de vivre et de combattre, en Espagne tout est africain. Si l’Espagnol était mahométan il serait un Africain complet. Consumé des mêmes feux, voué à la même retraite, à la même sobriété, au même goût de méditations et de silence; féroce et généreux à la fois, hospitalier et inexorable; paresseux et infatigable le jour où il se met en mouvement, l’Espagnol, brûlé par son soleil et sa superstition, offre tous les phénomènes du tempérament bilieux porté à l’extrême. D’ailleurs, comme le peuple hébreu, ne sortant jamais de chez lui, et restant étranger par préjugé national aux nations qui l’entourent. Toutes les courses de l’Espagnol se bornaient à l’Amérique où il trouvait un despotisme plus avilissant encore que celui de la péninsule. L’Espagnol ne paraît pas en Europe; jamais de déserteur, d’artiste, de négociant espagnols. Il est peu connu et, de son côté, il ne cherche pas à connaître. L’Espagnol n’a qu’une qualité: il sait admirer.
[95]
Voir le discours du duc de l’Infantado,
[96]
Le mécanisme de la fausse morale, fruit du papisme, est très bien développé dans le tome XVI de l’histoire d’Italie de M. de Sismondi.