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L’empereur avait douze ministres[103] et plus de quarante conseillers d’État généraux qui lui faisaient des rapports sur des affaires qu’il leur renvoyait. Les ministres et directeurs d’administration donnaient des ordres aux cent vingt préfets. Chaque ministre lui présentait quatre ou cinq fois par semaine soixante ou quatre-vingts projets de décrets; chaque projet était développé dans un rapport que le ministre lisait à l’empereur. Pour les affaires peu importantes, l’empereur donnait son approbation en marge du rapport.

Tous les décrets signés étaient laissés par les ministres au duc de Bassano qui gardait les originaux et envoyait aux ministres des copies conformes signées de lui.

Quand l’empereur était à l’armée ou en voyage, les ministres, qui ne le suivaient pas, envoyaient leurs portefeuilles au duc de Bassano qui présentait les décrets à Sa Majesté, et lui faisait lecture des rapports. On voit l’origine du crédit de ce duc, qui d’abord n’était que simple secrétaire, qui peu à peu se mit à la queue des ministres dans l’almanach impérial, et qui n’eut jamais de département.

Le crédit tout puissant du duc de Bassano était sur les ministres et préfets auxquels il faisait peur. Personne n’avait de crédit sur Napoléon pour les affaires qu’il pouvait comprendre. Ainsi tous les décrets d’organisation, tout ce qui était du domaine de la raison pure, si je puis m’exprimer ainsi, annonçaient un génie supérieur. Quand il y avait des données nécessaires à savoir, si le ministre du département que cela regardait était d’accord avec le ministre secrétaire d’État, on le trompait dans le premier exposé de l’affaire, et par orgueil et par paresse, il ne revenait jamais.

Quant aux décrets de personnel, Napoléon avait adopté des règles générales fondées sur un extrême mépris pour les hommes. Il semblait se dire: «Pour les gens que je ne connais pas moi-même, je serai moins trompé par leur uniforme qui, à mes yeux, les range dans une certaine classe, que par les ministres.» On lui voyait faire tous les jours les choix les plus ridicules. Voulant accoutumer au respect un peuple spirituel et moqueur, il avait supprimé la conversation. Il ne pouvait plus connaître les hommes qu’il employait que par des succès marquants, ou les rapports des ministres. En quittant la Hollande, lors du voyage qu’il y fit, il dit avec une naïveté bien plaisante: «Nous sommes bien mal en préfets dans ce pays-ci.»

Chapitre XLV

Le duc de Bassano

Treize ans et demi de succès firent d’Alexandre le Grand une espèce de fou. Un bonheur exactement de la même durée produisit la même folie chez Napoléon. La seule différence, c’est que le héros macédonien eut le bonheur de mourir. Quelle gloire n’eût pas laissée Napoléon comme conquérant, s’il eût rencontré un boulet, le soir de la bataille de la Moskowa!

L’Angleterre et ses écrits pouvaient empêcher la folie du héros moderne. Il eut le malheur d’être trop bien obéi dans sa fureur contre la presse anglaise. Aujourd’hui c’est cette ennemie si abhorrée qui fait sa seule consolation.

En 1808, par les changements qu’un orgueil non contrarié depuis huit ans et la couronnomanie avaient produite dans le génie de Napoléon, il arriva que, de ses douze ministres, huit au moins étaient des gens médiocres qui n’avaient d’autre mérite que de se tuer de travail.

Le duc de Bassano qui jouissait de la plus grande influence dans les affaires autres que militaires, homme aimable et doux dans un salon, était, dans le cabinet, de la plus incurable médiocrité. Non seulement il n’avait pas de grandes visées, mais il ne les comprenait pas. Tout se rapetissait en passant par cette tête. Il avait tout juste les talents d’un journaliste, métier par lequel il avait débuté à Paris. Il est vrai que sa place l’obligeait à être nuit et jour avec le maître. Un homme à caractère eût été offensé des accès d’humeur et des impatiences de l’empereur et, quelque courtisan qu’il eût été, sa physionomie eût gêné le monarque.

Le duc de Bassano choisit tous les préfets de France et ne leur demanda d’autre talent que de plumer la poule sans la faire crier. Les malheureux, pleins de vanité, se tuant de travail, et mangeant tous leurs appointements dans une représentation folle, tremblaient chaque matin, en ouvrant le Moniteur, d’y trouver leur destitution. Un de leurs principaux moyens de plaire, était d’anéantir jusqu’à la dernière étincelle d’esprit public qui s’appelait alors comme aujourd’hui, du jacobinisme.

Chapitre XLVI

Suite de l’Administration

Une petite commune de campagne voulut, en 1811, employer pour 60 francs de mauvais pavés rejetés par l’ingénieur chargé de la grande route. Il fallut quatorze décisions du préfet, du sous-préfet, de l’ingénieur et du ministre. Après des peines incroyables et une extrême activité, l’autorisation nécessaire arriva enfin, onze mois après la demande, et les mauvais pavés se trouvèrent avoir été employés par les ouvriers pour remplir quelque trou de la route. Un commis, nécessairement ignorant, entretenu à grands frais dans un coin d’un ministère, décidait, à Paris et à deux cents lieues de la commune, une affaire que trois délégués du village auraient arrangée au mieux et en deux heures. On ne pouvait ignorer un fait si palpable et qui se produisait cinq cents fois par jour.

Mais la première affaire était d’abaisser le citoyen, et surtout de l’empêcher de délibérer, habitude abominable que les Français avaient contractée dans les temps du jacobinisme[104]. Sans ces précautions jalouses, aurait pu reparaître cet autre monstre abhorré par tous les gouvernements successifs qui ont exploité la France, et dont j’ai déjà parlé, je veux dire l’esprit public.

On voit d’où venait l’énorme travail qui tuait les ministres de l’empereur. Paris voulait se charger de digérer pour la France. Il fallait faire faire toutes les affaires de France par des gens qui, eussent-ils été des aigles, les ignoraient nécessairement[105].

Or l’existence du commis tend nécessairement à l’hébéter. Sa première affaire lorsqu’il débute dans un bureau est d’avoir une belle main et de savoir employer la sandaraque. Tout le reste de sa carrière tend à lui faire employer continuellement la forme pour le fond. S’il réussit à accrocher un certain air important, rien ne lui manque. Tous ses intérêts le portent à favoriser l’homme qui parle sans avoir vu. Témoin et victime des plus misérables intrigues, le commis réunit les vices des cours à toutes les mauvaises habitudes de la misère dans laquelle il végète les deux tiers de sa vie. Voilà les gens à qui l’empereur jeta la France; mais il pouvait les mépriser. L’empereur voulait faire administrer la France par des commis à 1.200 francs d’appointements. Le commis faisait le projet, et l’orgueil du ministre le faisait passer.

Une chose qui peint l’époque, ce sont les comptes du marchand de papier de chaque ministère; cela va à l’incroyable. Ce qui l’est autant pour le moins, c’est la quantité de travail inutile et nécessairement mauvais, que faisaient ces malheureux ministres et ces pauvres préfets. Par exemple, une des grandes affaires de ceux-ci était d’écrire, de leur propre main, tous les rapports, même les différentes copies du même rapport, pour les divers ministères; et, plus ils travaillaient ainsi, plus le département dépérissait. Le département qui allait le mieux en France, était celui de Mayence qui avait pour préfet Jean Debry, qui se moquait ouvertement de la bureaucratie ministérielle.

Chapitre XLVII

Suite

Quel était donc le mérite de cette administration impériale si regrettée en France, et par la Belgique, le Piémont, les États de Rome et de Florence?

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[103]

En 1810, MM. les ducs de Massa, de Cadore, de Feltre, de Gaète, d’Otrante, Montalivet, Mollien, Cessac, Decrès, Bigot-Préameneux et le duc de Bassano. Plus tard le ministre du commerce, Sussy.

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[104]

31 décembre 1817. Le gouvernement actuel est aussi tyran qu’il peut.

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[105]

Quelques étrangers seront peut-être bien aise de se rappeler la manière dont une loi ou décret recevait son exécution. (Vingt lignes d’explication du mécanisme de l’administration.)