C’étaient des règles générales et des décrets organiques dictés par la plus saine raison. C’était l’entière extirpation de tous les abus accumulés dans l’administration de chaque pays par deux ou trois siècles d’aristocratie et de pouvoir astucieux. Les règles générales de l’administration française ne protégeaient que deux choses: le travail et la propriété. Cela a suffi pour faire adorer ce régime. D’ailleurs, la décision ministérielle qui arrivait de Paris après six mois, si elle était souvent ridicule par l’ignorance des données, était toujours impartiale. Et il y a tel pays que je ne nommerai pas, où le moindre juge de paix ne peut pas envoyer une citation sans commettre une criante injustice au profit du riche contre le pauvre[106]. Ce régime n’a été interrompu que pendant l’apparition du gouvernement français. Tout homme qui voulait travailler était sûr de faire fortune. Il se présentait en foule des acheteurs pour tous les objets. La justice et le travail, mis en honneur, faisaient pardonner la conscription et les droits réunis.
Le Conseil d’État de l’empereur sentait bien que le seul système raisonnable était que chaque département payât son préfet, son clergé, ses juges, ses routes départementales et communales et qu’on n’envoyât à Paris que ce qu’il fallait pour le souverain, les armées, les ministres, et enfin les dépenses générales[107].
Ce système si simple était la bête noire des ministres. L’empereur n’aurait plus pu voler les communes et c’est là, en France le grand plaisir des souverains[108]. Lorsque la nation ne sera plus dupe des phrases[109], on y viendra, et même le roi ne choisira les préfets et les maires des grandes villes que parmi un certain nombre de candidats nommés par ces grandes villes[110], et les petites nommeront directement leurs maires et pour un an. Jusque-là, point de véritable liberté, et point de véritable école pour les membres du Parlement. Tout ce qu’il y a eu de bon dans nos assemblées législatives avait été administrateur de département nommé par le peuple. Au lieu de faire digérer les affaires par les commis, on les fera digérer par de riches citoyens, payés en vanité, comme les administrateurs des hôpitaux. Mais tout cela contrarie l’administration phrasière et les fortunes de bureau, en un mot: la fatale influence de l’égoïste Paris[111].
Chapitre XLVIII
Des ministres
Le grand malheur de Napoléon est d’avoir eu sur le trône trois des faiblesses de Louis XIV. Il aima jusqu’à l’enfantillage la pompe de la cour; il prit des sots pour ministres et, s’il ne croyait pas les former, comme Louis XIV disait de Chamillard, il crut du moins que quelle que fût l’ineptie des rapports qu’ils lui faisaient, il saurait démêler le vrai jour de l’affaire. Enfin Louis XIV craignit les talents; Napoléon ne les aimait pas. Il partait de ce principe qu’il n’y aurait jamais en France de faction forte que les Jacobins.
On le voit renvoyer Lucien et Carnot, hommes supérieurs qui avaient précisément les parties qui lui manquaient. On le voit aimer ou souffrir Duroc, le prince de Neuchâtel, le duc de Massa, le duc de Feltre, le duc de Bassano, le duc d’Abrantès, Marmont, le comte de Montesquiou, le comte de Cessac, etc., etc., tous gens parfaitement honnêtes et fort estimables sur tous les vivants, mais qu’un public malin s’est toujours obstiné à trouver un peu ineptes.
Quand l’air empesté de la cour eut tout à fait corrompu Napoléon et exalté son amour-propre jusqu’à un état maladif, il renvoya Talleyrand et Fouché et les remplaça par les plus bornés de ses flatteurs (Savary et Bassano).
L’empereur en arriva au point de pouvoir démêler l’affaire la plus compliquée en vingt minutes. On le voyait faire des efforts d’attention incroyables, et impossibles à tout autre homme, pour tâcher de comprendre un rapport prolixe et sans ordre, en un mot fait par un sot qui lui-même ne savait pas l’affaire.
Il disait du comte de C[essac], l’un de ses ministres: «C’est une vieille femme», et il le gardait. «Je ne suis pas un Louis XV moi, disait-il à ses ministres assemblés en conseil au retour d’un de ses voyages, je ne change pas de ministres tous les six mois.» Il partit de là pour leur dire à tous les défauts que le public leur reprochait. Il croyait tout savoir sur tout et n’avoir plus besoin que de secrétaires rédacteurs de ses pensées. Cela peut être juste dans le chef d’une République, où la chose publique profite de l’intelligence du moindre citoyen, mais dans le chef d’un despotisme qui ne souffre l’existence d’aucun corps, d’aucune règle!
Les plus grands succès du duc de Bassano lui arrivaient pour avoir deviné sur une affaire la pensée de l’empereur que celui-ci ne lui avait pas encore communiquée. Tel n’était pas le rôle de Sully auprès de Henri IV, tel ne serait pas le rôle d’un simple honnête homme auprès d’un souverain et surtout d’un souverain dont l’effrayante activité voulait décider par décret même d’une dépense de cinquante francs.
Chapitre XLIX
Suite Des ministres
Depuis deux siècles, un ministre, en France, est un homme qui signe quatre cents dépêches par jour, et qui donne à dîner; c’est une existence absurde.
Sous Napoléon, ces pauvres gens se tuaient de travail, mais d’un travail sans pensée, mais d’un travail nécessairement absurde. Pour être bien reçu de l’empereur, il fallait toujours répondre au problème qu’il agitait au moment où l’on entrait. Par exemple, à combien monte le mobilier de tous mes hôpitaux militaires? Le ministre qui ne répondait pas franchement et en homme qui ne se serait occupé que de cette idée toute la journée, était vilipendé, eût-il eu d’ailleurs les lumières du duc d’Otrante.
Quand Napoléon apprit que Crétet, le meilleur ministre de l’intérieur qu’il ait eu, allait succomber à une maladie mortelle, il dit: «Rien de plus juste; un homme que je fais ministre, ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans. C’est un honneur et une fortune éternelle pour sa famille.»
Ces pauvres ministres étaient réellement hébétés par ce régime. L’estimable comte Dejean fut obligé de lui demander grâce un jour. Il calculait les dépenses de la guerre sous la dictée de l’empereur et était tellement ivre de chiffres et de calculs qu’il fut obligé de s’interrompre et de lui dire qu’il ne comprenait plus.
Un autre ministre tomba de sommeil appuyé sur son papier pendant que l’empereur lui parlait, et ne se réveilla qu’au bout d’un quart d’heure toujours parlant à Sa Majesté et lui répondant; et c’était une des meilleures têtes.
La faveur des ministres avait des phases d’un mois ou six semaines. Quand un de ces pauvres gens voyait qu’il ne plaisait plus au maître, il redoublait de travail, devenait jaune et redoublait de complaisance envers le duc de Bassano. Tout à coup et à l’improviste, leur faveur revenait; leurs femmes étaient invitées au cercle et ils étaient ivres de joie. Cette vie tuait, mais n’admettait pas l’ennui. Les mois passaient comme des journées.
Quand l’empereur était content d’eux, il leur envoyait une dotation de dix mille livres de rente. Un jour, s’étant aperçu de quelque lourde sottise que lui avait fait faire le duc de Massa, il le renversa avec sa robe rouge sur un canapé et lui donna quelques coups de poing; honteux de cette vivacité, il lui envoya soixante mille francs le lendemain. J’ai vu un de ses généraux les plus braves (le comte Curial), soutenir qu’un soufflet de l’empereur ne déshonorait pas, que ce n’était qu’une simple marque de mécontentement du chef de la France. Cela est vrai, mais il faut être bien libre de préjugés. Une autrefois, l’empereur donna des coups de pincettes au prince de Neuchâtel.
[108]
On s’étonnait de voir le duc de Choiseul tenir ainsi longtemps contre Mme Dubarry. Au moment ou il paraissait le plus chanceler, il se procurait un travail avec Louis XV, et il lui demandait ses ordres relativement à cinq ou six millions d’économie qu’il avait faits dans le département de la guerre, observant qu’il n’était pas convenable de les envoyer dans le trésor royal, le roi entendait ce que cela voulait dire et lui répondait: «Parlez à Bertin, donnez-lui trois millions en tels effets, je vous fais présent du reste.» Le roi n’était pas sûr que le successeur lui offrît les mêmes facilités.
[111]
Tous les petits gens de lettres qui avilissent la littérature et servent au parti vainqueur à injurier le parti vaincu et à exalter sa propre insolence, vivent par un bureau. Voir les biographies Michaud (Villemain, Auger, Roger).