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Le duc d’Otrante, le seul homme d’un esprit vraiment supérieur qui fût parmi les ministres, s’était exempté de l’énorme travail de plume par lequel les autres ministres cherchaient la faveur du maître. Bénévent n’a été que primus inter pares, et ses pares, les ministres des autres cours n’étaient que des imbéciles. Il n’a eu à agir sur rien de difficile. Le duc d’Otrante a su sauver un gouvernement environné d’ennemis, et en exerçant la tyrannie la plus soupçonneuse laissa beaucoup des apparences de la liberté et n’a pas gêné du tout l’immense majorité des Français. Les ducs de Massa et de Feltre étaient incapables même de ce travail mécanique. L’empereur, ennuyé des inepties du duc de Feltre, faisait examiner son travail par le comte de Lobau. Les ministres de la marine et de l’intérieur, comte Decrès et Montalivet, étaient des gens d’esprit qui ne faisaient que des sottises: n’avoir pas lancé deux cents frégates, armées en corsaires, sur le commerce anglais, n’avoir pas formé assez vite des matelots sur le Zuidersee et mille autres inepties. Pour le second, les gardes d’honneur qui ne devaient enlever que cinq ou six cents bavards qui parlaient mal du gouvernement dans les cafés et qui désolèrent, de la manière la plus injuste et la plus odieuse, des milliers de familles. Mais le comte Montalivet voulait être duc. Et cependant c’était un homme supérieur!

En 1810, la voix publique désignait à l’empereur MM. Talleyrand, Fouché, Merlin pour la justice, Soult pour major-général, Carnot ou le maréchal Davoust pour la guerre, Daru pour les dépenses et marchés de la guerre, Chaptal pour l’intérieur, Mollien et Gaudin pour les finances, Réal pour la secrétairerie de l’État, Bérenger, Français, Montalivet, Thibaudeau pour les directions; Le Voyer d’Argenson, Lezay-Marnezia, le comte de Lobau, MM. Lafayette, Say, Merlin de Thionville pour le Conseil d’État. On voit qu’il a suivi cette indication en partie. Cependant il y avait dans son ministère quatre ou cinq hommes d’une telle infériorité, que les souffrir là marque bien sa haine pour les talents. C’eût été bien pis dans quelques années. Les gens qui avaient acquis dans la Révolution la véritable expérience des affaires allaient se dégoûter ou s’éteindre, et les jeunes gens qui les auraient remplacés, ne cherchaient qu’à faire assaut de servilité. Être bien reçu de M. le duc de Bassano était le suprême bonheur. Voulait-on se perdre à jamais dans la cour de ce duc, il fallait montrer de la pensée. Ses favoris étaient des gens accusés de ne pas savoir lire.

Chapitre L

La Légion d’Honneur

Comment donc la France marchait-t-elle avec des ministres qui suivaient une route si absurde? La France marchait par l’extrême émulation que Napoléon avait inspirée à tous les rangs de la société. La gloire était la vraie législation des Français. Partout où il se montrait, et il parcourait sans cesse son vaste empire, si le vrai mérite pouvait percer le rempart de ses ministres et de ses chambellans, il était sûr d’une immense récompense. Le moindre garçon pharmacien travaillant dans l’arrière-boutique de son maître, était agité de l’idée que s’il faisait une grande découverte, il aurait la croix et serait fait comte.

Les règlements de la Légion d’Honneur étaient la seule religion des Français; ils étaient respectés également par le souverain comme par les sujets. Jamais, depuis les couronnes de chêne des anciens Romains, une récompense publique n’avait été distribuée avec autant de sagacité et n’avait compté parmi ses membres une aussi grande proportion de gens de mérite. Tous les hommes qui s’étaient rendus utiles à la patrie avaient la croix. Dans les commencements, elle avait été un peu prodiguée, mais, par la suite, à peine cet ordre comptait-il parmi ses membres un dixième de gens sans mérite[112].

Chapitre LI

Du Conseil d’État

La plupart des décrets organiques autres que de personnel, étaient renvoyés au Conseil d’État. Aucun souverain ne pourra de longtemps en avoir de pareil. Napoléon avait hérité de tous les gens à talent formés par la Révolution. Il n’y avait d’exception que pour un très petit nombre qui avait trop marqué dans une partie. Par mépris pour les hommes, indifférence pour les choix et laisser-aller aux circonstances, il avait enterré dans le Sénat plusieurs hommes dont la probité ou les talents eussent été plus utiles au Conseil d’État. Tels étaient le général Canclaux, MM. Boissy d’Anglas, le comte de Lapparent, Rœderer, Garnier, Chaptal, François de Neuchateau, Sémonville. Le comte Sieyès, Volney, Languinais avaient trop marqué par des opinions libérales et dangereuses. Volney, le jour du Concordat, lui avait prédit tous les chagrins que lui donnerait le pape.

À ces hommes près, le Conseil d’État était ce qu’il y avait de mieux dans les circonstances.

Il était divisé en cinq sections:

les sections:

• de Législation,

• de l’Intérieur,

• des Finances,

• de la Guerre,

• de la Marine.

Le ministre de la guerre présentait-il un décret, l’organisation des Invalides par exemple, l’empereur le renvoyait à la section de la guerre qui ne demandait pas mieux que de trouver des torts au ministre.

Les décrets renvoyés étaient discutés dans la section qu’ils concernaient par six conseillers d’État et quatre maîtres des requêtes. Il y avait sept à huit auditeurs. La section faisait un projet qu’on imprimait à mi-marge avec celui du ministre; on distribuait la feuille imprimée aux quatre conseillers d’État, et les deux projets étaient discutés à une séance présidée par l’empereur ou par l’archichancelier Cambacérès. Très souvent on renvoyait de nouveau le décret à la section et il y avait quatre ou cinq rédactions différentes imprimées et distribuées avant que l’empereur ne se déterminât à signer.

Voilà une invention excellente que l’empereur a portée dans le despotisme. Voilà un digne pouvoir qu’un ministre qui sait son affaire ne manque pas d’acquérir par un souverain faible ou, du moins, qui ne sait l’affaire qu’à demi.

Les séances du Conseil d’État étaient brillantes pour l’empereur. Il est impossible d’avoir plus d’esprit. Dans les affaires les plus étrangères à son métier de général, dans les discussions sur le Code civil par exemple, il étonnait toujours. C’était une sagacité merveilleuse, infinie, étincelant d’esprit, saisissant, créant dans toutes questions des rapports inaperçus ou nouveaux; abondant en images vives, pittoresques, en expressions animées, et pour ainsi dire, dardées, plus pénétrantes dans l’incorrection même de son langage, toujours un peu imprégné d’étrangeté, car il ne parlait correctement ni le français, ni l’italien.

Ce qu’il y avait de charmant, c’était sa franchise, sa bonhomie. Il disait un jour qu’on discutait une affaire qu’il avait avec le pape: «Cela vous est bien aisé à dire à vous; mais si le pape me disait: «Cette nuit l’ange Gabriel m’est apparu et m’a dit telle chose», je suis obligé de la croire.»

Il y avait au Conseil d’État des têtes du Midi qui s’animaient, allaient fort loin, et souvent ne se payaient pas de mauvaises raisons: le comte Bérenger par exemple. L’empereur n’en gardait aucune rancune; au contraire souvent il les animait à parler: «Hé bien, baron Louis, qu’avez-vous à dire là-dessus?» Son bon sens corrigeait à tous moments les vieilles absurdités admises par prescription dans les peines. Il était excellent, critiquant la jurisprudence contre le vieux comte Treillard. Plusieurs des plus sages dispositions du Code civil viennent de Napoléon, particulièrement dans le titre du mariage[113]. Les séances du Conseil étaient une partie de plaisir.

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[112]

C’est le contraire aujourd’hui. Si l’on veut avoir la liste de ce qu’il y a de plus innocent, de plus sot et de plus plat en France, il faut prendre celle des gens qui ont eu la Légion d’Honneur depuis trois ans.

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[113]

Voir les discussions par Locré, quoique Locré soit bien plat.