Sans que l’on s’en doutât, cette extrême politesse avait entièrement détruit l’énergie dans les classes riches de la nation. Il restait ce courage personnel qui a sa source dans l’extrême vanité, que la politesse tend à irriter et à agrandir sans cesse dans les cœurs.
Voilà ce qu’était la France quand la belle Marie-Antoinette, voulant se donner les plaisirs d’une jolie femme, fit de la cour une société. L’on n’était plus bien reçu à Versailles, parce qu’on était duc et pair, mais parce que Mme de Polignac daignait vous trouver agréable[117]. Il se trouva que le roi et la reine manquaient d’esprit. Le roi, de plus, n’avait pas de caractère; et ainsi, accessible à tous les donneurs d’avis[118], il ne sut pas se jeter dans les bras d’un premier ministre ou se placer sur le char de l’opinion publique[119]. Depuis longtemps il n’était guère profitable d’aller à la cour, mais les premières réformes de M. de Necker tombant sur les amis de la reine[120] rendirent cette vérité frappante pour tous les yeux. Dès lors il n’y eut plus de cour[121].
La Révolution commença par l’enthousiasme des belles âmes de toutes les classes. Le côté droit de l’Assemblée Constituante présenta une résistance inopportune; il fallut de l’énergie pour la vaincre: c’était appeler sur le champ de bataille tous les jeunes gens de la classe moyenne qui n’avaient pas été étiolés par la politesse excessive[122]. Tous les rois de l’Europe se liguèrent contre le jacobinisme. Alors nous eûmes l’élan sublime de 1792. Il fallut un surcroît d’énergie et des hommes d’une classe encore moins élevée où de très jeunes gens se trouvèrent à la tête de toutes les affaires[123]. Nos plus grands généraux sortirent du rang des soldats pour commander, comme en se jouant, des armées de 100.000 hommes[124]. À ce moment, le plus grand des annales de la France, la politesse fut proscrite par des lois. Tout ce qui avait de la politesse devint justement suspect à un peuple enveloppé de traîtres et de trahisons, et l’on voit qu’il n’avait pas tant de torts de penser à la contre-révolution[125].
Mais ce n’est pas avec une loi, et par un mouvement d’enthousiasme, qu’un peuple ou un individu peut renoncer à une ancienne habitude. À la chute de la Terreur, on vit les Français revenir avec fureur aux plaisirs de société[126]. Ce fut dans les salons de Barras que Bonaparte entrevit pour la première fois les plaisirs délicats et enchanteurs que peut donner une société perfectionnée. Mais, comme cet esclave qui se présentait au marché d’Athènes chargé de pièces d’or et sans monnaie de cuivre, son esprit était d’une nature trop élevée, son imagination trop enflammée et trop rapide pour qu’il pût jamais avoir des succès dans un salon. D’ailleurs il y arrivait à 26 ans, avec un caractère formé et inflexible.
À son retour d’Égypte dans les premiers moments, la cour des Tuileries fut une soirée de bivouac. Il y avait la franchise, le naturel, le manque d’esprit. Mme Bonaparte seule faisait apparaître les grâces, comme à la dérobée. La société de sa fille Hortense et sa propre influence adoucirent peu à peu le caractère de fer du premier consul. Il admira la politesse et les formes de M. de Talleyrand. Celui-ci dut à ses manières une liberté étonnante[127].
Bonaparte vit deux choses: que s’il voulait être roi, il fallait une cour pour séduire ce faible peuple français sur lequel ce mot cour est tout puissant. Il se vit dans la main des militaires. Une conspiration des gardes prétoriennes pouvait le jeter du trône à la mort[128]. Un entourage de préfets du palais, de chambellans, d’écuyers, de ministres, de dames du palais imposait aux généraux de la garde, qui, eux aussi, étaient français et avaient un respect inné pour le mot cour.
Mais le despote était soupçonneux; son ministre Fouché avait des espions jusque parmi les maréchales. L’empereur avait cinq polices différentes[129] qui se contrôlaient l’une l’autre. Un mot qui s’écartait de l’adoration, je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait à jamais.
Il avait excité au plus haut degré l’ambition de chacun. Pour un roi qui avait été lieutenant d’artillerie, et avec des maréchaux qui avaient commencé par être ménétriers de campagne ou maîtres d’armes[130], il n’était pas d’auditeur qui ne voulût devenir ministre[131], pas de sous-lieutenant qui n’aspirât à l’épée de connétable. Enfin l’empereur voulut marier sa cour en deux ans. Rien ne rend plus esclave[132]; et, cela fait, il voulut des mœurs. La police intervint d’une façon grossière dans le malheur d’une pauvre dame de la cour[133]. Enfin cette cour se composait de généraux ou de jeunes gens qui n’avaient jamais vu la politesse, dont le règne tomba en 1789[134].
Il n’en fallait pas tant pour empêcher la renaissance de l’esprit de société. Il n’y eut plus de société. Chacun se renferma dans son ménage; ce fut une époque de vertu conjugale.
Un général de mes amis voulait donner un dîner de vingt couverts. Il va chez Véry du Palais Royal. Ses ordres écoutés, Véry lui dit: «Vous savez sans doute, mon général, que je suis obligé de donner avis de votre dîner à la police, pour qu’elle y ait quelqu’un.» Le général est fort étonné et encore plus fâché. Le soir, trouvant le duc d’Otrante à un conseil chez l’empereur, il lui dit: «Parbleu, il est bien fort que je ne puisse pas donner un dîner de vingt personnes sans admettre un de vos gens!» Le ministre s’excuse, mais ne se relâche point de la condition nécessaire; le général s’indigne. Enfin Fouché lui dit, comme par inspiration: «Mais, voyons votre liste.» Le général la lui donne. À peine le ministre est-il au tiers des noms, qu’il se met à sourire, et lui rendant la liste: «Il n’est pas besoin que vous invitiez d’inconnus.» Et les vingt invités étaient tous de grands personnages!
Après l’esprit public, ce que le monarque abhorrait le plus, c’était l’esprit de société. Il proscrivit en furieux l’Intrigante, comédie d’un auteur vendu à l’autorité[135]: mais on osait plaisanter ses chambellans; on s’y moquait des dames de la cour qui, sous Louis XV, faisaient des colonels. Ce trait, si éloigné de lui, le choqua profondément: on osait se moquer d’une cour.
Chez un peuple spirituel, où l’on sacrifie gaiement sa fortune au plaisir de dire un bon mot, chaque mois voyait éclore quelque trait malin: cela le désolait. Quelquefois le courage allait jusqu’à la chanson; alors il était sombre pour huit jours et maltraitait les chefs de ses polices[136]. Ce qui envenimait ce chagrin, c’est qu’il se trouvait fort sensible au plaisir d’avoir une cour.
Son second mariage découvrit une nouvelle faiblesse dans son caractère. Il était chatouillé de l’idée que, lui, lieutenant d’artillerie, était arrivé à épouser la petite-fille de Marie-Thérèse. La vaine pompe et le cérémonial d’une cour semblaient lui faire autant de plaisir que s’il fût né prince. Il en vint à ce point de folie d’oublier sa première qualité, celle de fils de la Révolution. Frédéric, roi de Wurtemberg et véritable roi, lui dit dans un de ces congrès que Napoléon tenait à Paris pour justifier aux yeux des Français le titre d’empereur: «Je ne vois pas à votre cour des noms historiques; je ferais pendre tous ces gens-là ou je les mettrais dans mon antichambre.» C’est peut-être le seul conseil capital que Napoléon ait jamais suivi et il le suivit avec un respect bien ridicule en soi. Aussitôt les cent plus grandes familles de France allèrent prier M. de Talleyrand de les forcer à entrer à la cour. L’empereur étonné dit: «J’ai voulu avoir la jeune noblesse dans mes armées, je n’en ai pu trouver.»
[121]
Tout ceci sera sans doute admirablement peint dans l’ouvrage posthume de Mme de Staël qui était appelée par son talent, à faire l’
[123]
Danton, Saint-Just, Collot d’Herbois, d’Églantine et toute la canaille si énergique de la Convention et des Jacobins.
[125]
Voir les indices des conspirations de cette époque dans la
[129]
Celles du ministre, du premier inspecteur de la gendarmerie, du préfet de police, du directeur général des postes, enfin la police secrète aboutissant directement à l’empereur.
[130]
Victor, duc de Bellune, ménétrier à Valenca. Augereau, maître d’armes à Naples, protégé par l’ambassadeur Talleyrand qui, au moment des troubles, lui donna vingt-cinq louis pour venir faire sa fortune en France.
[132]
De 1808 à 1810. Il faisait dire à un riche bijoutier de Paris qui avait trois filles: «Le général N… épouse l’aînée de vos trois filles à laquelle vous donnez 60.000 écus.» Le père, éperdu, qui avait quelque accès aux Tuileries, vient lui demander grâce; il lui répète les mêmes paroles, ajoutant: «Le général N… ira faire sa cour demain, et épousera après-demain.» Ce ménage est fort heureux.
[136]
La chanson de Michaud:
La chanson de ce plat Martainville qui lui fit recevoir des douches à Charenton par la protection spéciale du duc de Rovigo.