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Napoléon rappela aux grandes familles qu’elles étaient grandes sans lui; elles l’avaient oublié. Mais il était obligé, comme il l’a avoué depuis, de céder à cette faiblesse avec la plus extrême prudence: «Car toutes les fois que je touchais cette corde, les esprits frémissaient comme un cheval à qui on serre trop la bride.» Il choquait la passion unique du peuple français: la vanité. Tant qu’il n’avait choqué que la liberté, tout le monde avait admiré.

Napoléon, pauvre et tout appliqué à des choses sérieuses dans sa jeunesse, était cependant bien loin d’être indifférent pour les femmes. Son extérieur extrêmement maigre, sa petite taille, sa pauvreté n’étaient pas faits pour lui procurer de la hardiesse et des succès. Il fallait là du courage en petits paquets. Je ne serais pas étonné de penser qu’il fût timide auprès des femmes. Il craignait leurs plaisanteries; et cette âme inaccessible à la crainte, se vengea d’elles, au jour de sa puissance, en exprimant sans cesse et crûment un mépris dont il n’eût pas parlé, s’il eût été réel. Avant sa grandeur, il écrivait à son ami, l’ordonnateur Rey, à propos d’une passion qui captivait Lucien: «Les femmes sont des bâtons boueux; on ne peut les toucher sans se salir.» Il voulait indiquer, par cette image inélégante, les fautes de conduite où elles entraînent: c’était une prédiction. S’il haïssait les femmes, c’est qu’il craignait souverainement le ridicule qu’elles distribuent. Se trouvant à dîner avec Mme de Staël, qu’il lui eût été si facile de gagner, il s’écria grossièrement qu’il n’aimait que les femmes qui s’occupent de leurs enfants. Il voulut avoir et il eut, dit-on, par son valet de chambre Constant[137], presque toutes les femmes de sa cour, une d’elles, nouvellement mariée, le second jour qu’elle parut aux Tuileries, disait à ses voisines: «Mon Dieu, je ne sais pas ce que l’empereur me veut; j’ai reçu l’invitation de me trouver à huit heures dans les petits appartements.» Le lendemain, les dames lui demandant si elle avait vu l’empereur, elle rougit extrêmement.

L’empereur assis à une petite table, l’épée au côté, signait des décrets. La dame entrait; il la priait de se mettre au lit, sans se déranger. Bientôt il la reconduisait lui-même avec un bougeoir et se remettait à lire ses décrets, à les corriger, à les signer. L’essentiel de l’entrevue ne durait pas trois minutes. Souvent son mameluck se trouvait derrière un paravent[138]. Il eut seize entrevues de ce genre avec Mlle George, et, à l’une d’elles, lui donna une poignée de billets de banque. Il s’en trouva quatre-vingt-seize. Cela fut arrangé par le valet de chambre Constant; quelquefois il priait la dame d’ôter sa chemise et, sans se déranger, la renvoyait.

Par cette conduite, l’empereur désespéra les femmes de Paris. Les renvoyer au bout de deux minutes pour signer ses décrets, souvent ne pas même quitter son épée, leur parut atroce. C’était leur faire mâcher le mépris. Il eût été plus aimable que Louis XIV, s’il eût voulu se donner la moindre apparence d’une maîtresse et lui jeter deux préfectures, vingt brevets de capitaines et dix places d’auditeurs à distribuer. Qu’est-ce que cela lui faisait? Ne savait-il pas que, sur les présentations de ses ministres, il nommait quelquefois les protégés de leurs maîtresses?

Il fut dupe de l’apparence de faiblesse. C’était comme celle pour la religion; un politique devait-il nommer faiblesse ce qui lui eût donné toutes les femmes? Il n’y eût pas eu tant de mouchoirs blancs à l’entrée des Bourbons.

Mais il haïssait, et la crainte ne raisonne pas. La femme d’un de ses ministres commet une faute unique; il a la barbarie de le lui dire. Ce pauvre homme, qui adorait sa femme, tombe évanoui. «Et vous, Maret, croyez-vous n’être pas c…? Votre femme a eu mercredi dernier le général Pir.»

Rien n’était plus insipide, et, l’on peut dire, plus bête, que ses questions aux femmes dans les bals que donnait la ville. Cet homme charmant avait alors le ton sombre et ennuyé. «Comment vous appelez-vous? Que fait votre mari? Combien avez-vous d’enfants?» Quand il voulait combler la mesure de la distinction, il passait à la quatrième question: «Combien avez-vous de fils?»

Pour les dames de la cour, le comble de la faveur était d’être invitées au cercle de l’impératrice. Lors de l’incendie chez le prince Schwartzemberg, il voulut récompenser quelques dames qui avaient fait voir de la générosité dans ce grand danger qui se montrait tout-à-coup, au milieu des agréments d’un bal.

Le cercle commença à huit heures à Saint-Cloud et se trouva composé, outre l’empereur et l’impératrice, de sept dames et de MM. de Ségur, de Montesquiou et de Beauharnais. Les sept dames, dans une assez petite pièce et en très grand habit de cour, étaient rangées contre le mur, l’empereur auprès d’une petite table regardant des papiers. Au bout d’un quart d’heure de profond silence il se leva et dit: «Je suis las de travailler; qu’on fasse entrer Costaz; je verrai les plans des palais.»

Le baron Costaz, le plus boursouflé des hommes, entre avec des plans sous le bras. L’empereur se fait expliquer les dépenses à faire l’année suivante à Fontainebleau qu’il voulait achever en cinq ans. Il lit d’abord le projet, s’interrompant pour faire des observations à M. Costaz. Il ne trouve pas justes les calculs de remblais qu’a faits celui-ci pour un étang qu’on voulait combler. Le voilà qui se met à faire des calculs sur la marge du rapport; il oublie de mettre du sable sur ses chiffres; il les efface et se barbouille. Il se trompe; M. Costaz lui rappelle les sommes de mémoire. Pendant ce temps, deux ou trois fois, il se tourne vers l’impératrice: «Hé bien, ces dames ne disent rien!» Alors on chuchote deux ou trois mots à voix très basse sur les talents universels de Sa Majesté, et le silence le plus profond recommence. Trois quarts d’heure se passent, l’empereur se retourne encore: «Mais ces dames ne disent rien; ma chère amie, demande un loto.» L’on sonne; le loto arrive; l’empereur continue à calculer. Il s’est fait donner une feuille de papier blanc et a recommencé tous les calculs. De temps en temps, sa vivacité l’emporte; il se trompe et se fâche. Dans ces moments difficiles, un des hommes qui tirent les numéros du sac, baisse encore plus la voix. Sa voix n’est plus qu’un remuement de lèvres. À peine les dames qui l’entourent peuvent deviner les numéros qu’il appelle. Enfin dix heures sonnent; le triste loto est interrompu et la soirée finit. Autrefois l’on serait venu à Paris dire qu’on revenait de Saint-Cloud. Cela ne suffit plus aujourd’hui; une cour est une chose bien difficile à créer.

L’empereur eut un bonheur singulier: sa bonne étoile lui fit rencontrer un personnage unique pour être à la tête d’une cour. C’était le comte de Narbonne, doublement fils de Louis XV[139]. Il voulut le faire chevalier d’honneur de l’impératrice Marie-Louise. Cette princesse eut le courage bien étonnant de lui résister: «Je n’ai pas à me plaindre du chevalier d’honneur actuel, comte de Beauharnais. — Mais il est si bête! — C’est une réflexion que Votre Majesté pouvait faire en le nommant. Mais une fois qu’il a été admis à mon service, il n’est pas convenable qu’il en sorte sans motif et surtout qu’il en sorte sans moi.»

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[137]

Exactement traduit des ouvrages de Goldsmith.

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[138]

Ce mameluck et Constant ont eu vingt mille livres de rente de leur maître, ont été ingrats et ne l’ont pas même suivi à l’île d’Elbe. Ils jouissent de leur fortune à Paris.

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[139]

Celui qui, comme ministre de la guerre, déclara la guerre à tout le monde au commencement de la Révolution, et faisait ses tournées militaires suivi de Mme de Staël.