L’empereur n’eut pas l’esprit de dire au comte de Narbonne: «Voilà cinq millions pour un an, et un pouvoir absolu dans le département des niaiseries; faites-moi une cour aimable.» La seule présence de cet homme charmant eût suffi. L’empereur aurait dû au moins se faire composer par lui des réparties aimables. Le ministre de la police ne demandait qu’un mot à pouvoir porter aux nues. Bien loin de là, l’empereur semblait prendre à tâche de former sa cour des plus ennuyeuses figures du monde. Le prince de Neuchâtel, grand écuyer, était nul pour la société, où il portait presque toujours une humeur bourrue. M. de Ségur avait été aimable[140]; on ne pouvait pas certes en dire autant de MM. de Montesquiou, de Beauharnais, de Turenne, ni même de ce pauvre Duroc qui, à ce qu’on croit, tutoyait l’empereur dans le particulier. Rien de plus insipide que la tourbe des écuyers et des chambellans. De ceux-ci on n’en voyait guère qu’une douzaine dans l’antichambre des palais et toujours les mêmes figures, et il n’y avait rien là qui pût rompre l’ennui de la cour. Je ne serais pas étonné que l’empereur, totalement étranger à l’esprit amusant, n’eût [eu] de l’éloignement pour les gens de ce caractère, si indispensables dans une cour, si l’on veut que la cour rivalise avec la ville. Tous les hommes de la cour de Saint-Cloud étaient les plus honnêtes gens du monde. Il n’y avait nulle noirceur dans cette cour dévorée d’ambition; il n’y avait que de l’ennui, mais il était assommant. L’empereur n’était jamais qu’un homme de génie. Il n’était pas dans sa nature de pouvoir s’amuser. Un spectacle l’ennuyait, ou il le goûtait avec une telle passion, que l’écouter et en jouir devenait pour lui le plus occupant des travaux. Ainsi, fou de plaisir après avoir entendu Crescentini chanter Roméo et Juliette et l’air Ombra adorata, aspetta, il ne sortit de son transport que pour lui envoyer la couronne de fer. De même quelquefois, quand Talma jouait Corneille, de même quand Napoléon lisait Ossian, de même quand il faisait jouer quelques vieilles contredanses aux soirées de la princesse Pauline ou de la reine Hortense et qu’il se mettait à danser de tout son cœur. Jamais le sang-froid nécessaire pour être aimable; en un mot, Napoléon ne pouvait pas être Louis XV.
Comme les arts ont fait d’immenses progrès pendant la Révolution et depuis la chute de la fausse politesse, et que l’empereur avait fort bon goût et voulait qu’on mangeât tout l’argent qu’il distribuait en appointements ou gratifications, les fêtes qu’on donnait aux Tuileries ou à Saint-Cloud étaient charmantes. Il n’y manquait que des gens amusables. Il n’y avait pas moyen d’avoir de l’aisance et de l’abandon; on était trop dévoré par l’ambition, par la crainte ou l’espérance d’un succès. Sous Louis XV, la carrière d’un homme était faite d’avance; il fallait de l’extraordinaire pour y déranger quelque chose. La jolie duchesse de Bassano donne des bals qui prennent fort bien. Les deux premiers sont jolis; le troisième est divin. L’empereur la trouve à Saint-Cloud, lui dit qu’il ne convient pas qu’un ministre donne des bals en frac, et, enfin, la fait pleurer.
On voit que chez les grands de la cour, la société ne pouvait durer qu’autant qu’elle se constituait en un état perpétuel de contrainte, d’insipidité et de réserve. Les plus grands ennemis étaient mis en présence. Il n’y avait point de société particulière.
La bassesse des courtisans ne se trahissait pas par des mots aimables comme sous Louis XV.
Le comte Laplace, chancelier du Sénat, fait une scène à sa femme parce qu’elle ne se pare pas assez pour aller chez l’impératrice. Cette pauvre femme, très coquette achète une robe charmante, et si charmante, que, malheureusement, elle frappe la vue de l’empereur, qui vient à elle tout droit en entrant, et devant deux cents personnes, lui dit: «Comme vous voilà mise, Madame Laplace! mais vous êtes vieille! il faut laisser ces robes-là aux jeunes femmes; cela ne convient plus à celles de votre âge.»
Malheureusement, Mme Laplace, connue par ses prétentions, se trouvait dans ce moment difficile où il ne tiendrait qu’à une jolie femme de n’être plus jeune. Cette pauvre femme rentre chez elle désespérée. Les sénateurs ses amis, sans lui rappeler le mot cruel, sont prêts, tant la chose était choquante, à trouver tort au maître, quand elle en parlera. Arrive M. de Laplace qui lui dit: «Mais, Madame, quelle idée d’aller prendre une robe de jeune fille! Vous ne voulez pas absolument vieillir… mais vous n’êtes plus jeune… l’empereur a raison.» Pendant huit jours on ne parla que de ce trait de courtisan, et il faut convenir qu’il n’est pas gracieux et qu’il ne fit honneur ni au maître, ni au valet.
Chapitre LIII
De l’armée
Les choix que Napoléon faisait dans ses revues continuelles et en consultant les soldats et l’opinion publique dans le régiment, étaient excellents; ceux du prince de Neuchâtel, fort mauvais[141]. L’esprit était un titre d’exclusion; encore plus, le moindre sentiment généreux d’enthousiasme pour la patrie.
Cependant il est évident que la bêtise n’était nécessaire que dans les officiers de la garde qui devaient surtout n’être pas gens à se laisser émouvoir par une proclamation. Il ne fallait là que des instruments aveugles de la volonté de Mahomet.
La voix publique appelait à la place de major général le duc de Dalmatie ou le comte de Lobau. Le prince de Neuchâtel en eût été plus content qu’eux. Il était excédé des fatigues de sa place, et, pendant des journées entières, mettait les pieds sur son bureau et, se renversant dans son fauteuil, ne répondait qu’en sifflant à tous les ordres qu’on pouvait lui demander.
Ce qu’il y avait de divin dans l’armée française, c’étaient les sous-officiers et les soldats. Comme il en coûtait fort cher pour se faire remplacer à la conscription, on avait tous les enfants de la petite bourgeoisie; et, grâce aux écoles centrales, ils avaient lu l’Émile et les Commentaires de César. Il n’y avait pas de sous-lieutenant qui ne crût fermement qu’en se battant bien et ne rencontrant pas de boulet, il ne devînt un jour maréchal d’Empire. Cette heureuse illusion durait jusqu’au grade de général de brigade. On s’apercevait alors, dans l’antichambre du prince vice-connétable, qu’à moins de faire une belle action immédiatement sous les yeux du grand homme, il n’y avait d’espoir que dans l’intrigue. Le major général s’environnait d’une espèce de cour, pour tenir à distance les maréchaux qu’il sentait valoir mieux que lui. Le prince de Neuchâtel comme major général avait l’avancement de toutes les armées hors de France. Le ministre de la guerre ne s’occupait que de l’avancement des militaires employés en France, où il était de règle qu’on n’avançait qu’aux coups de fusil. Un jour dans un conseil des ministres du cabinet, le respectable général Dejean, le ministre de l’intérieur, le général Gassendi et plusieurs autres se réunissaient pour supplier l’empereur de faire chef de bataillon un capitaine d’artillerie qui avait rendu les plus grands services dans l’intérieur. Le ministre de la guerre rappelait que, depuis quatre ans, Sa Majesté avait effacé trois fois le nom de cet officier dans les décrets d’avancement. Tous avaient quitté le ton officiel pour supplier l’empereur: «Non, Messieurs, jamais je ne consentirai à avancer un officier qui n’a pas été au feu depuis dix ans, mais on sait assez que j’ai un ministre de la guerre qui me surprend des signatures.» Le lendemain l’empereur signait, sans le lire, le décret qui nommait ce brave homme chef de bataillon.
[140]
Il fut chargé par le maître de composer l’étiquette du palais impérial, volume de 306 pages, chez Galand, 1808, et d’injurier la philosophie à l’Institut le jour de la réception du comte de Tracy. Il était plaisant de voir avec quelle hauteur de phrases le grand chambellan gourmandait cette pauvre philosophie. En 1817, n’ayant pas de place, le grand chambellan s’est fait libéral*.
*
[141]
En face de ce passage Stendhal a tracé ces mots: «Le prince de Neufchâtel avait toutes les qualités morales qui font l’honnête homme, mais il est permis de mettre en doute ses talents.»
Puis à la fin du manuscrit, parmi les fragments à placer, ce jugement: «Le prince de Neufchâtel, élevé à Versailles dans les grades subalternes de la cour, et fil d’un homme qui était parvenu par la géographie à plaire à Louis XV, n’eut jamais rien de l’enthousiasme républicain qui avait enflammé la jeunesse de la plupart de nos généraux. C’était un produit très complet de l’éducation de la cour de Louis XVI; un très honnête homme qui haïssait tout ce qui portait un caractère de générosité ou de grandeur. C’était l’homme de l’armée le moins fait pour comprendre le caractère tout romain de Napoléon; aussi, s’il plaisait au despote par ses habitudes de cour, il blessait sans cesse le grand homme par ses sentiments de l’Ancien Régime. Quand il fut major-général et prince, il délibéra longtemps sur la forme de salut qu’il mettrait à la fin de ses lettres. On sut que ses flatteurs faisaient de profondes recherches à la Bibliothèque; mais aucun de leurs projets ne lui parut convenable; il finit par décider qu’il terminerait ses lettres sans aucun salut et par son nom de prince Alexandre. Du reste il eut toutes les vertus privées; il ne fut médiocre que comme prince et comme général. Quoique un peu brusque, il était agréable en société». (N.D.L.É.)