À l’armée, après une victoire ou après un simple avantage remporté par une division, l’empereur passait toujours une revue. Après avoir passé dans les rangs, accompagné du colonel, et parlé à tous les soldats qui s’étaient distingués, il faisait battre un ban; les officiers se réunissaient autour de lui. Là, si un chef d’escadron avait été tué, il demandait tout haut: «Quelle est le plus brave capitaine?» Là, dans la chaleur de l’enthousiasme pour la victoire et pour le grand homme, les âmes étaient sincères, les réponses étaient loyales. Si le plus brave capitaine n’avait pas assez de moyens pour être chef d’escadron, il lui donnait un avancement dans la Légion d’Honneur, et revenant à la question, demandait: «Après un tel, quel est le plus brave?» Le prince de Neuchâtel tenait note avec un crayon des promotions; et aussitôt l’empereur passé à un autre régiment, le commandant de celui qu’il venait de quitter faisait reconnaître dans leurs grades les nouveaux officiers.
Dans ces moments, j’ai vu souvent les soldats pleurer de tendresse pour le grand homme. Au moment même d’une victoire, le grand vainqueur envoyait des listes de trente ou quarante personnes pour des croix ou des grades, listes qui ordinairement étaient signées en original et qui par conséquent existent encore, souvent écrites au crayon sur le champ de bataille, dans les archives de l’État, et qui seront un jour, après la mort de Napoléon, un monument touchant pour l’histoire. Rarement, quand le général n’avait pas l’esprit de faire une liste, l’empereur employait la mauvaise forme de dire: «J’accorde deux croix d’officier et dix de légionnaire à tel régiment.» Cette forme ne va pas avec la gloire.
Quand il visitait les hôpitaux, des officiers amputés et expirants, leur croix rouge piquée avec une épingle à leur bois de lit, se hasardaient de lui demander la couronne de fer, et il ne l’accordait pas toujours. C’était le comble de la distinction.
Le culte de la gloire, l’imprévu, un entier enthousiasme de gloire qui faisait qu’un quart d’heure après l’on se faisait tuer avec plaisir, tout éloignait l’intrigue.
Chapitre LIV
Suite de l’armée
Au reste l’esprit de l’armée a varié: farouche, républicaine, héroïque à Marengo, elle devint de plus en plus égoïste et monarchique. À mesure que les uniformes se brodèrent et se chargèrent de croix, ils couvrirent des cœurs moins généreux. On éloigna ou on laissa languir tous les généraux qui se battaient par enthousiasme (le général Desaix, par exemple). Les intrigants triomphèrent, et, parmi ceux-ci, l’empereur n’osait pas punir les fautes. Un colonel qui fuyait, ou se laissait choir dans un fossé toutes les fois que son régiment allait au feu, était fait général de brigade et envoyé dans l’intérieur. L’armée était si égoïste et si corrompue à la campagne de Russie, qu’elle fut presque sur le point de mettre le marché à la main de son général[142]. D’ailleurs les inepties du major général[143], l’insolence de la garde, pour qui étaient toutes les préférences[144], et qui, depuis longtemps, ne se battait plus, étant la réserve éternelle de l’armée, aliénaient bien des cœurs à Napoléon. La bravoure n’était diminuée en rien (il est impossible que le soldat d’un peuple vaniteux ne se fasse pas tuer mille fois pour être le plus brave de la compagnie), mais le soldat, n’ayant plus de subordination, manquait de prudence et détruisait ses forces physiques avec lesquelles seules le courage pouvait tomber.
Un colonel de mes amis me racontait, en allant en Russie, que, depuis trois ans, il avait vu passer 36.000 hommes dans son régiment. Chaque année, il y avait moins d’instruction, moins de discipline, moins de patience, moins d’exactitude dans l’obéissance. Quelques maréchaux, comme Davout et Suchet, soutenaient encore leurs corps d’armée. La plupart semblaient se mettre à la tête du désordre. L’armée ne savait plus faire masse. De là les avantages que les Cosaques, de misérables paysans mal armés, étaient destinés à remporter sur la plus brave armée de l’univers. J’ai vu vingt-deux Cosaques, dont le plus âgé n’avait que vingt ans et deux ans de service, mettre en désordre et en fuite un convoi de cinq cents Français, et cela dans la campagne de Saxe en 1813[145]. Ils n’auraient rien fait contre l’armée républicaine de Marengo. Mais comme une telle armée ne se retrouvera plus, le souverain qui est maître des cosaques est le maître du monde[146].
Chapitre LV
Projet de guerre contre la Russie
Quand l’empereur entreprit la guerre de Russie, elle était populaire en France, depuis que la faiblesse de Louis XV avait laissé partager la Pologne. La France restant avec la même population au milieu de souverains qui, tous, augmentaient la leur, il fallait tôt ou tard qu’elle reprît la première place, ou qu’elle fût réduite à la seconde. Il fallait à tous les souverains une guerre heureuse avec la Russie pour lui ôter les moyens d’envahir le Midi de l’Europe. N’était-il pas naturel de profiter du moment où un grand homme de guerre occupait le trône de France et compensait les immenses désavantages de ce pays?
Outre ces raisons générales, la guerre de 1812 était une conséquence naturelle du traité de Tilsitt; et Napoléon avait la justice de son côté. La Russie, qui avait promis d’exclure les marchandises anglaises, ne put pas remplir son engagement. Napoléon arma pour la punir de la violation d’un traité auquel elle devait son existence, que Napoléon aurait pu détruire à Tilsitt. Désormais les souverains sauront qu’il ne faut jamais épargner un souverain vaincu.
Chapitre LVI[147]
Guerre de Russie
Il y a un peu plus d’un siècle que le sol sur lequel est bâti Pétersbourg, la plus belle des capitales, n’était encore qu’un marais désert, et que toute la contrée environnante était sous la domination de la Suède, alors alliée et voisine de la Pologne, royaume de dix-sept millions d’habitants. La Russie a toujours cru, depuis Pierre le Grand, qu’elle serait, en 1819, la maîtresse de l’Europe, si elle avait le courage de vouloir, et l’Amérique est désormais la seule puissance qui puisse lui résister. On dira que c’est apercevoir les choses de loin; voyez l’espace que nous avons parcouru depuis la paix de Tilsitt en 1807. Dès l’époque de cette paix tous les militaires prédirent que, s’il y avait jamais lutte entre la Russie et la France, cette lutte serait décisive pour un des deux pays; et ce n’était pas la France qui avait les plus belles chances. Sa supériorité apparente tenait à la vie d’un homme. La force de la Russie croissait rapidement, et tenait à la force des choses; de plus, la Russie était inattaquable. Il n’y a qu’une barrière contre les Russes: c’est un climat très chaud. En trois ans ils ont perdu par les maladies, à leur armée de Moldavie, trente-six généraux et cent vingt mille hommes.
Napoléon eut donc toute raison de chercher à arrêter la Russie tandis que la France avait un grand homme pour souverain absolu. Le roi de Rome, né sur le trône, n’eût probablement pas été un grand homme et encore moins un souverain despotique. Le sénat et le corps législatif devaient tôt ou tard prendre de la vigueur et certainement l’influence de l’empereur des Français serait tombée, à la mort de Napoléon, en Italie et en Allemagne. Rien ne fut donc plus sage que le projet de guerre contre la Russie, et, comme le premier droit de tout individu est de se conserver, rien ne fut plus juste.
[144]
Ordre du jour à Moscou vers le 10 octobre pour les sous-officiers et soldats qui ne se sentaient pas la force de faire dix lieues par jour.
[146]
Voir le voyage à Vienne en 1800 par M. Cadet-Gassicourt. Ce n’est pas une plume vendue.
Ceci est la liaison des chapitres du Conseil d’État et de la Cour avec le cours des événements.
[147]
Après M. Royer, nous reprenons ce chapitre dans la correspondance où Colomb l’avait inséré à la date, on sans doute il fut écrit, du 18 août 1818. N.D.L.É.