Pendant la route de Hanau à Paris, Napoléon n’avait pas la moindre idée de son péril. Il pensait à l’élan sublime de 1792, mais il n’était plus le premier consul d’une république. Pour abattre le consul il fallait abattre trente millions d’hommes. En quatorze ans d’administration, il avait avili les cœurs et remplacé l’enthousiasme un peu dupe des républiques, par l’égoïsme des monarchies. La monarchie était donc refaite; le monarque pouvait changer sans véritable révolution. Qu’est-ce que cela fait aux peuples[160]?
Dans l’autre bassin de la balance, nous avions eu, durant quatorze ans, des souverains mourants de peur. S’ils songeaient à l’illustre maison de Bourbon, c’était pour voir l’état où ils pouvaient tomber d’un jour à l’autre. Après la bataille de Leipzig, l’intrigue se tut un moment et le vrai mérite put approcher des cours[161]. Ainsi le patriotisme et l’enthousiasme étaient dans le camp des Alliés avec la Landsturm et la Landwehr, et ils avaient des gens de mérite. Napoléon avait paralysé l’enthousiasme et, au lieu d’avoir Carnot pour ministre de la guerre, comme à Marengo, il avait M. le duc de Feltre.
Chapitre LXI
Création de la garde nationale. Lassitude générale
Les Alliés, arrivés à Francfort, parurent étonnés de leur fortune. Ils délibérèrent d’abord de se porter en Italie. Le sol français leur faisait peur. Ils avaient toujours devant les yeux la retraite de Champagne. Enfin ils osèrent passer le Rhin (4 janvier 1814).
Napoléon était depuis longtemps à Paris. Sa principale affaire était, je crois, de se rassurer contre la peur que lui faisait le peuple français. Il ne faisait de décrets que pour avoir des habits, des fusils, des souliers comme si le moral n’était rien. Son but fut de sortir de cet embarras, sans s’écarter de la majesté. Pour la première fois de sa vie il parut petit. Ses pauvres secrétaires-rédacteurs, qu’il appelait ministres, avaient peur de recevoir des coups de pincettes dans les jambes et n’osaient souffler.
L’empereur créa la garde nationale. Si la France a une autre Terreur, ce qui est fort possible si on laisse faire les prêtres et les nobles, la garde nationale servira à la rendre moins horrible que la première. Ce qui n’est qu’à demi canaille s’y trouvera enrôlé, et les petits marchands qui auront peur d’être pillés, feront peur à la dernière canaille. Si le hasard jette la France dans une autre série d’événements, la garde nationale sera bonne aussi comme établissant l’aristocratie de la fortune. Elle pourra rendre moins sanglantes certaines périodes assez probables de la lutte des privilèges contre les droits. Pour que la garde nationale soit pleinement rassurante à cet égard, il faut que les soldats élisent tous les ans leurs officiers jusqu’au grade de capitaine et présentent des candidats pour les grades supérieurs. Il faudrait fixer pour chaque grade la quotité de l’impôt à payer.
En janvier 1814, le peuple de l’Europe le plus vif, ne formait plus, comme nation qu’un corps mort. Ce fut en vain qu’une trentaine de sénateurs eurent la mission d’aller réveiller à moitié ce peuple français si terrible sous Carnot. Il n’était aucun de nous qui ne fût sûr, en montrant le bonnet rouge, de lui faire prendre, en moins de six semaines, un plus bel incarnat dans le sang de tous les étrangers qui avaient osé souiller le sol sacré de la liberté; mais le maître nous criait: «Une déroute de plus et une société populaire de moins»; et, s’il resaisissait l’empire, malheur à celui qui n’eût pas entendu cet ordre! Ce fut alors que Napoléon dut sentir le poids de sa noblesse. Quel effet pouvions-nous attendre de proclamations adressées aux cœurs des peuples et commençant par des titres féodaux? Portraits d’héroïsme. Féroce enthousiasme de la patrie.
Un trait marquant de cette époque (janvier 1814), c’est le ton de la correspondance des ministres, surtout du ministre M[ontalivet][162]. Un sénateur lui mandait-il qu’il n’avait pas cinq cents fusils en état, il écrivait pour toute réponse: «Armez le lycée; la jeunesse française a entendu la voix de son empereur»; et autres phrases que le plus impudent journaliste aurait trouvées trop enflées pour une proclamation. Cela était si fort que plusieurs fois nous nous demandâmes: «Mais trahirait-il?»
Par un dernier trait d’humeur et d’inconséquence qui acheva d’abattre la France et que la postérité aura peine à croire, tant il est voisin de la folie, au moment où l’empereur avait le plus impérieux besoin de faire la cour à son peuple, il se prend de querelle avec le Corps Législatif. Il reproche aux plus honnêtes gens du monde d’être vendus à l’étranger. Il termine la session du Corps Législatif.
Voilà ce que le despotisme peut faire d’un des plus grands génies qui aient jamais existé.
Chapitre LXII
Revue de la garde nationale dans la cour des Tuileries (24 janvier 1814)
À Paris, le matin du 24 janvier, Napoléon fut grand comme acteur tragique. Un voile sombre commençait à descendre sur les destinées de la France. La confiance du chef faisait la confiance du peuple. Dès que la crainte paraissait, tous les yeux se tournaient vers lui.
Il passait une revue de la garde nationale de Paris, dans cette cour du Carrousel où l’Europe entière était venue assister aux évolutions de la garde; il était devant cet arc de triomphe, orné de ces nobles trophées qu’il devait si tôt perdre. Il paraît que l’éloquence des lieux agit sur lui; il se sentit attendri; il fit dire aux officiers de la garde nationale de monter à la salle des maréchaux. Tous crurent un moment qu’il allait leur proposer de sortir de Paris et de marcher à l’ennemi. Tout à coup, il sort de la Galerie de la Paix et paraît avec son fils dans ses bras; il leur présente le jeune roi de Rome: «Je vous confie cet enfant, l’espoir de la France; pour moi, je vais combattre et ne songer qu’à sauver la patrie.» En un instant, les larmes furent dans tous les yeux. On voyait l’homme de la destinée laisser parler son cœur. Je me souviendrai toute ma vie de cette scène déchirante[163]. J’étais en colère de mes larmes. La raison me répétait à chaque instant: «Du temps des Carnot et des Danton, le gouvernement, en un aussi pressant danger, se serait amusé à tout autre chose qu’à émouvoir des cœurs faibles et incapables de vertu.»
En effet, les mêmes gens qui, le 24 janvier, pleuraient aux Tuileries, le 31 mars, au passage de l’empereur Alexandre sur le boulevard, agitaient des mouchoirs blancs à toutes les croisées et paraissaient ivres de joie. Il faut remarquer que, le 31 mars, il n’était pas encore question de l’illustre maison de Bourbon, et que les Parisiens étaient si joyeux, uniquement parce qu’ils se voyaient conquis.
[162]
Stendhal avait écrit le nom en toutes lettres. Il le biffa, ne laissant que l’initiale, et en marge il écrivit: «Ménagement pour le malheur du ministre de l’intérieur Montalivet.» (N.D.L.É.)
[163]
Le 24 Janvier 1814, Beyle n’était point à Paris, mais à Grenoble avec le comte de Saint-Vallier. (