Chapitre LXIII
Idée sur Paris
Dans de pareilles circonstances, la Convention décrétait que tel jour, le sol de la liberté serait purgé de la présence de l’ennemi, et, au jour fixé, le décret était mis à exécution par les armées.
Au 25 janvier 1814, jour du départ de l’empereur, l’affaire de toute la France semblait être devenue l’affaire d’un seul homme. L’emphase que cet homme mettait dans ses discours, et qui, dans ses jours heureux, lui avait donné tous les cœurs faibles, faisait maintenant que tous avaient un plaisir secret à le voir humilié.
Beaucoup de gens désiraient la prise de Paris comme spectacle. Comme je repoussais cette parole avec horreur, l’un d’eux me dit fort bien: «Paris est une capitale qui ne convient plus à la France. Sept cent mille égoïstes, les gens les plus pusillanimes et les plus vides de caractère que la France produise, se trouvent, par la force de l’usage, les représentants de la France dans toutes les grandes révolutions. Soyez sûr que la crainte de perdre leurs meubles d’acajou leur fera toujours faire toutes les lâchetés qui leur seront proposées. Ce n’est pas leur faute; une excessive petitesse a entièrement étiolé leurs âmes pour tout ce qui n’est pas affaire personnelle. La capitale de la France doit être une ville de guerre, placée derrière la Loire, près de Saumur.»
Chapitre LXIV
Congrès de Châtillon
Le congrès de Châtillon fut ouvert le 4 février et terminé le 18 mars. Une grande puissance s’opposait à la déchéance de Napoléon. Appuyé par cette grande puissance, il pouvait faire la paix avec sûreté. Mais il se serait regardé comme déshonoré, s’il eût accepté la France diminuée d’un seul village de ce qu’elle était lorsqu’il la reçut au 18 brumaire. C’est bien là l’erreur d’une grande âme, le préjugé d’un héros! Voilà toute la clef de sa conduite. D’autres princes se sont montrés exempts de cette vaine délicatesse[164].
Chapitre LXV
Campagne de France
La défense que Napoléon entreprit autour de Paris était romanesque, et, cependant, elle fut sur le point de réussir. Les armées de la France étaient disséminées à des distances immenses, à Dantzig, à Hambourg, à Corfou, en Italie. L’Ouest et la Vendée s’agitaient. Ce feu est moins que rien, vu de près, mais, de loin, il fait peur. Le Midi s’enflammait et l’on craignait des assassinats; Bordeaux s’était déclaré pour ce roi qui devait enfin nous donner le gouvernement constitutionnel. Le Nord délibérait avec ce calme qui l’a distingué dans tout le cours de la Révolution. L’Est, animé des plus nobles sentiments, ne demandait que des armes pour purger le sol de la France.
Napoléon, sourd à la voix de la raison qui lui conseillait de se jeter dans les bras de l’Autriche, ne paraissait occupé que de son admirable campagne contre les Alliés. Avec 70.000 hommes, il résistait à 200.000 et les battait sans cesse. L’armée se battit en désespérée et il faut lui rendre cette justice, c’était par honneur. Elle était loin de prévoir le sort qui l’attendait. On dit que les généraux ne firent pas si bien que les soldats et les simples officiers: ils étaient riches. Les armées alliées montrèrent aussi du courage. Elles étaient dix contre un. La Landwehr et le Tugendbund[165] avaient introduit dans leurs rangs l’enthousiasme de la patrie; cependant, comme leurs généraux n’étaient pas fils de leurs œuvres, mais des princes désignés par la naissance, la fortune des combats fut variable. Napoléon, si médiocre comme monarque, retrouva souvent, comme général, le génie de ses premières années. Il passa deux mois à courir ainsi de la Seine à la Marne et de la Marne à la Seine.
Ce que la postérité admirera peut-être le plus dans la vie militaire de ce grand homme, ce sont les batailles de Champaubert, Montmirail, Vauchamp, Mormant, Montereau, Craonne, Reims, Arcis-sur-Aube et Saint-Dizier. Son génie était absorbé dans un sentiment semblable à celui d’un brave homme qui va tirer l’épée contre un maître d’armes. Du reste, il était fou: il refusa l’armée d’Italie, forte de 100.000 hommes, que le prince Eugène lui envoya offrir par M. de Tonnerre. Peu de jours après, un obus vint tomber à dix pas de son cheval; au lieu de s’éloigner, il marcha dessus. Il éclata à quatre pieds de lui sans le toucher. Je croirais assez qu’il voulait interroger la fatalité.
Le 13 mars, aux environs de Laon, l’empereur fut joint au feu, où il était, par le médecin du prince Bernadotte. On lui offrait encore la paix. Ce fut la dernière voix qu’employa la destinée.
Chapitre LXVI
Marche des Alliés sur Paris
Napoléon avait depuis longtemps l’idée de faire une pointe en Alsace. Il s’agissait d’aller fortifier son armée de toutes les garnisons de l’Est et de tomber sur les derrières de l’armée alliée. Travaillée par les maladies, redoutant la révolte ouverte des paysans lorrains et alsaciens qui, de toutes parts, commençaient à assassiner les soldats isolés, enfin sur le point de manquer totalement de munitions de guerre et de bouche, l’armée ennemie allait se mettre en retraite.
Le projet de l’empereur réussissait si Paris avait eu le courage de Madrid. Ce projet téméraire réussissait encore, si la plus vile trahison ne s’en fût mêlée. Un étranger, que Napoléon avait comblé de faveurs non méritées (M. le duc de Dal[matie]), envoya un courrier à l’empereur Alexandre. Ce courrier apprenait à ce prince que pour détruire l’armée alliée dans sa retraite, Napoléon marchait vers la Lorraine et avait laissé Paris sans défense. Ce mot changea tout. Au moment où le courrier arriva, depuis vingt-quatre heures, les Alliés commençaient leur retraite sur le Rhin et sur Dijon. Les généraux russes disaient qu’il était temps de finir une campagne romanesque, et d’aller prendre les places imprudemment laissées sur les derrières.
Lorsqu’après le courrier reçu, l’empereur Alexandre voulut se porter en avant, le général en chef autrichien s’y opposa de toute son autorité et jusqu’au point d’obliger Alexandre à dire qu’il prenait la responsabilité sur lui[166]. Quel lecteur n’est pas arrêté par une réflexion frappante? On voit cette police de Napoléon qui a servi de texte à Mme de Staël et à tous les libellistes, on voit cette police machiavélique d’un homme sans pitié, pécher par excès d’humanité dans une circonstance décisive. Par horreur pour le sang, elle fait perdre l’empire à la famille de Napoléon. Depuis quatre ou cinq mois on conspirait à Paris; la police méprisait tellement les conspirateurs qu’elle eut le tort de mépriser la conspiration.
Il en était de même dans les départements. Les sénateurs savaient que certaines gens étaient en correspondance avec l’ennemi. Les jurys les eussent condamnés sans nul doute; les traduire devant les cours criminelles eût au moins arrêté leurs machinations. On ne voulut pas s’exposer à répandre du sang. Je puis répondre personnellement de la vérité de ce dernier fait.
Je pense que la postérité admirera la police de Napoléon qui, avec si peu de sang, a su prévenir tant de conspirations. Durant les premières années qui ont suivi notre Révolution, après une guerre civile et avec une minorité non moins riche que corrompue[167], et un prétendant appuyé par l’Angleterre, une police était peut-être un mal nécessaire[168]. Voyez la conduite de l’Angleterre en 1715 et 1746.
La police impériale n’a jamais eu à se reprocher des événements comme la prétendue conspiration de Lyon ou les massacres de Nîmes[169]
[168]
Dans tout gouvernement qui n’est pas fondé uniquement pour l’utilité de tous en suivant la raison et la justice, dans tout gouvernement où les sujets sont corrompus et ne demandent pas mieux que d’échanger des droits contre des privilèges, je crains qu’une police ne soit nécessaire.
[169]
L’illustre auteur que je cherche à combattre était-elle de bonne foi dans ses déclarations? En ce cas, cette femme célèbre avait une bien pauvre tête. C’est une triste excuse, quand on calomnie, que la faiblesse du jugement. Qui vous forçait à parler? Et si vous n’avez élevé la voix que pour calomnier le malheur et battre des gens à terre, quelle barrière avez-vous laissée entre vous et les plus vils des hommes?
La personne qui écrit serait véritablement heureuse de voir détruire ce raisonnement. Elle a besoin d’estimer ce qu’elle admire et ce qu’elle a respecté si longtemps.
On remarquera peut-être comme un motif d’indulgence, qu’il faut plus d’une sorte de courage pour défendre aujourd’hui la police impériale. Quant à garder toutes les avenues contre la critique, il faudrait un luxe de paroles qui n’est pas dans le caractère de l’auteur.
Ai-je besoin d’ajouter que la police de Bonaparte tendant à éloigner le souverain légitime, agissait dans un but essentiellement criminel? Mais, marchant dans cette fausse route, a-t-elle été cruelle, a-t-elle commis et laissé commettre des crimes?
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