Après le courrier reçu, les Alliés marchèrent sur Paris. Napoléon ayant eu connaissance de ce mouvement un jour trop tard, voulut encore leur courir après. Mais les Alliés arrivaient par la route de Meaux, tandis que l’empereur portait son armée à marches forcées sur Fontainebleau.
Chapitre LXVII
Prise de Paris
Le 29 mars, 160.000 alliés se trouvèrent devant les hauteurs qui abritent Paris au nord-est. Ils avaient laissé un gros corps de leur excellente cavalerie pour observer Napoléon. Le 30 mars, à six heures du matin, le feu s’ouvrit, de Vincennes à Montmartre. Les ducs de Raguse et de Trévise n’avaient pas plus de 16.000 hommes et résistèrent toute la journée. Ils tuèrent 7.000 hommes à l’ennemi. La garde nationale parisienne, forte de 35.000 hommes, en perdit un, le nommé Fitz-James, cafetier au Palais-Royal[170].
À cinq heures les Alliés étaient maîtres des hauteurs de Montmartre et de Belleville. À la nuit leurs feux les couronnèrent. On avait capitulé dans l’après-midi; l’armée dut se retirer sur Essonne. La ville, déjà prise par le fait, était de la plus belle et de la plus vile tranquillité. Les soldats de la garde, qui la traversèrent toute la nuit, pleuraient.
Chapitre LXVIII
Alliés à Paris
Toute la journée du 30 mars, durant la bataille, le boulevard était fort brillant.
Le 31, vers les neuf heures du matin, il y avait foule, comme dans les plus beaux jours de promenade. On se moquait beaucoup du roi Joseph et du comte Regnault. On vit passer un groupe de gens à cheval qui portaient des cocardes blanches et agitaient des mouchoirs blancs. Ils criaient: «Vive le Roi!» — «Quel roi?» entendis-je demander à mes côtés. On ne pensait pas plus aux Bourbons qu’à Charlemagne. Ce groupe, que je vois encore, pouvait être composé de vingt personnes qui avaient l’air assez troublé. On les laissa passer avec la même indifférence que des promeneurs ordinaires. Un de mes amis qui riait de leur peur m’apprit que ce groupe s’était formé sur la place Louis XV et il n’alla pas plus loin que le boulevard de la rue de Richelieu.
Vers les dix heures, une vingtaine de souverains entrèrent par la porte Saint-Denis à la tête de leurs troupes. Tous les balcons étaient remplis; les dames étaient enchantées de ce spectacle. À la vue des souverains, elles agitaient une foule de mouchoirs blancs. Toutes voulaient voir et peut-être avoir l’empereur Alexandre. Je montai sur le grand balcon de Nicolle, le restaurateur. Les dames admiraient la bonne mine des Alliés et leur joie était au comble.
Les soldats alliés, pour se reconnaître dans une si grande variété d’uniformes, portaient un mouchoir blanc au bras gauche. Les parisiens crurent que c’était l’écharpe des Bourbons; aussitôt ils se sentirent tous royalistes.
La marche de ces superbes troupes dura plus de quatre heures. Cependant des signes de royalisme ne s’observaient encore que dans le grand carré formé par le boulevard, la rue de Richelieu, la rue Saint-Honoré et la rue du faubourg Saint-Honoré.
À cinq heures du soir, M. de Maubreuil, actuellement en Angleterre, mit sa croix de la Légion d’Honneur à l’oreille de son cheval, et entreprit, à l’aide d’une corde, de renverser la statue qui couronnait la colonne de la place Vendôme. Il y avait là assez de canaille. Un de ces gens monta sur la colonne pour donner des coups de canne à la statue colossale.
Chapitre LXIX
Intrigues de Talleyrand
L’empereur Alexandre vint loger chez M. de Talleyrand. Cette petite circonstance décida du sort de la France[171]. Cela fut décisif. M. ***[172] parla à ce souverain dans la rue et lui demanda de restituer à la France ses souverains légitimes. La réponse ne fut rien moins que décisive. Le même personnage fit la même demande à plusieurs généraux également dans la rue; les réponses furent encore moins satisfaisantes. Personne ne songeait aux Bourbons; personne ne les désirait; ils étaient inconnus. Il faut entrer dans le détail d’une petite intrigue. Quelques gens d’esprit, qui ne manquaient pas de hardiesse, pensèrent qu’on pourrait bien gagner au milieu de toute cette bagarre, un ministère ou une gratification. Ils ne furent pas pendus; ils réussirent; mais ils n’ont eu ni ministère, ni gratification[173].
Les Alliés avançant en France, étaient tout étonnés; ils croyaient les trois quarts du temps, marcher dans une embuscade. Comme, malheureusement pour l’Europe, l’esprit chez eux ne correspondait pas à la fortune, les Alliés se trouvèrent dans les mains des premiers intrigants qui osèrent prendre la poste et aller jusqu’à leur quartier général. M. [de Vitrolles] fut le premier qui arriva avec des lettres de créance de l’abbé Scapin[174]. Ils disaient qu’ils parlaient au nom de la France et que la France voulait les Bourbons. L’effronterie de ces deux personnages égaya beaucoup les généraux alliés. Quelque bons que fussent les Alliés, ils sentirent cependant un peu le ridicule d’une telle prétention.
M. de Talleyrand abhorrait Napoléon qui lui avait ôté un ministère auquel il était accoutumé. Il avait le bonheur de loger le monarque qui, pendant un mois, fut le maître et le législateur de la France. Pour gagner son esprit, il se servit de tous les moyens et fit paraître l’abbé Scapin et d’autres intrigants qui se donnèrent pour les députés du peuple français.
Il faut avouer que ces moyens d’intrigue étaient misérables. Ils furent rendus excellents par la faute énorme qui avait été commise l’avant-veille. On avait fait sortir de Paris l’impératrice Marie-Louise et son fils. Si cette princesse eût été présente, elle offrait un logement aux Tuileries à l’empereur Alexandre, et le prince S[chwarzenberg] avait naturellement une voix prépondérante.
Chapitre LXX
Faiblesse des ministres de l’empereur
Le 30 mars, pendant que le bruit de la fusillade faisait perdre la tête à la moitié de Paris, les pauvres ministres de l’empereur, avec le prince Joseph pour président, ne savaient plus où ils en étaient.
Le prince se couvrit de boue en faisant afficher qu’il ne partirait pas, au moment où il fuyait. Le comte Regnault-de-Saint-Jean-d’Angély ajouta à son ignominie. Quant aux ministres, ils auraient bien eu une certaine énergie, car enfin tout le monde les regardait et ils avaient de l’esprit; mais la peur de perdre leur place et d’être renvoyés par le maître, s’ils laissaient échapper quelque parole qui avouât le danger, en avaient fait autant de Cassandres. Ils ne s’occupaient pas d’agir, mais d’écrire de belles lettres où le langage du despotisme devenait plus fier à mesure que le despote approchait du précipice.
Le matin du 30, ils se réunirent, à Montmartre; le résultat de leurs délibérations fut d’y faire conduire du canon de 18 avec des boulets de 12[175]. Enfin, suivant l’ordre de l’empereur, ils décampèrent tous pour Blois. Si Carnot, le comte de Lapparent, Thibaudeau, Boissy d’Angles, le comte de Lobau, le maréchal Ney avaient été dans le ministère, ils se seraient conduits un peu différemment.
Chapitre LXXI
Conversations chez le prince de Talleyrand
Après la marche triomphante sur le boulevard, l’empereur, le roi de Prusse et le prince Schwarzenberg avaient passé plusieurs heures dans les Champs-Élysées à voir défiler leurs troupes. Ces augustes personnages vinrent chez M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, près des Tuileries. Ils y trouvèrent dans le salon les gens dont nous avons parlé. Le prince de Schwarzenberg avait des pouvoirs pour consentir à tout. Les souverains parurent dire que si la grande majorité des Français et l’armée voulaient l’ancienne dynastie, on la leur rendrait. On tint un conseil. On assure que Sa Majesté l’empereur Alexandre dit qu’il lui semblait qu’il y avait trois partis à prendre:
[172]
Stendhal avait d’abord écrit: Demosthène de la Rochefoucauld. Nom qu’il a barré en écrivant au dessous: «Par prudence trois étoiles: M***». N.D.L.É.