Quant à l’apostasie de Napoléon en Égypte, il commençait toutes ses proclamations par ces mots: «Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète.» Ce prétendu crime n’a guère fait effet qu’en Angleterre. Les autres peuples ont vu qu’il fallait le mettre sur la même ligne que le mahométisme du major Horneman et des autres voyageurs que la société d’Afrique emploie pour découvrir les secrets du désert. Napoléon voulut se concilier les habitants de l’Égypte[29]. Il avait raison d’espérer qu’une grande partie de ce peuple toujours superstitieux serait frappée de terreur par ses phrases religieuses et prophétiques, et qu’elles jetteraient même sur sa personne un vernis d’irrésistible fatalité. L’idée qu’il a voulu se faire passer sérieusement pour un second Mahomet est digne d’un émigré[30]. Sa conduite eut le succès le plus complet. «Vous ne sauriez imaginer, disait-il à Mylord Ebrington, ce que je gagnais en Égypte à faire semblant d’adopter leur culte.» Les Anglais, toujours par leurs préjugés puritains qui, du reste, s’allient fort bien avec les cruautés les plus révoltantes, trouvèrent cet artifice bas. L’histoire remarquera que vers le temps de la naissance de Napoléon, les idées catholiques étaient déjà frappées de ridicule.
Chapitre XIV
Retour en France
Quant à l’action bien autrement grave d’abandonner son armée en Égypte, c’était un crime envers le gouvernement d’abord, que ce gouvernement pouvait punir légitimement. Mais ce ne fut pas un crime envers son armée, qu’il laissa dans un état florissant, ainsi que le prouve la résistance qu’elle opposa aux Anglais. On ne peut lui reprocher que l’étourderie de ne pas avoir prévu que Kléber pouvait être tué, ce qui, dans la suite, livra l’armée à l’ineptie du général Menou.
Le temps nous fera connaître si, comme je le crois, Napoléon fut rappelé en France par les avis de quelques patriotes habiles, ou s’il se détermina à cette démarche décisive uniquement par ses propres réflexions[31]. Il est agréable pour les grands cœurs de considérer ce qui dut alors se passer dans cette âme: d’un côté, l’ambition, l’amour de la patrie, l’espérance de laisser un grand nom dans la postérité; de l’autre, la possibilité d’être pris par les Anglais ou fusillé[32]. Et prendre un parti aussi décisif uniquement sur des conjectures, quelle fermeté de jugement! La vie de cet homme est un hymne en faveur de la grandeur d’âme.
Chapitre XV
Réception en France
Napoléon, apprenant les désastres des armées, la perte de l’Italie, l’anarchie et le mécontentement de l’intérieur, conclut de ce triste tableau que le Directoire ne pouvait plus tenir. Il vint à Paris pour sauver la France et s’assurer une place dans le nouveau gouvernement. En revenant d’Égypte, il était utile à la patrie et à lui-même; c’est tout ce qu’on peut demander aux faibles mortels[33].
Il est sûr qu’après son débarquement, Napoléon ne savait pas comment il serait traité, et jusqu’à la réception enthousiaste des Lyonnais, il parut douteux si son audace serait récompensée par le trône ou par l’échafaud. À la première nouvelle de son retour, le Directoire donna l’ordre de l’arrêter à Fouché, qui était alors ministre de la police. Ce traître célèbre répondit: «Il n’est pas homme à se laisser arrêter, moi je ne suis pas l’homme qui l’arrêtera[34].»
Chapitre XVI
Idées de Bonaparte à la veille du 18 brumaire
Au moment où le général Bonaparte accourut d’Égypte au secours de la patrie, le directeur Barras, homme excellent pour un coup de main, vendait la France pour douze millions à la famille exilée. Des lettres-patentes avaient déjà été expédiées pour cet objet. Il y avait deux ans que Barras suivait ce projet. Sieyès l’avait découvert pendant son ambassade à Berlin[35]. Cet exemple et celui de Mirabeau montrent bien qu’une République ne doit jamais se confier à des nobles. Toujours tendre à la séduction des titres, Barras osa confier ses desseins à son ancien protégé.
Napoléon avait trouvé à Paris son frère Lucien; ils discutèrent ensemble les chances suivantes: il était évident que les Bourbons ou lui allaient monter sur le trône, ou bien il fallait reconstruire la République.
Le projet de remettre les Bourbons était ridicule; le peuple avait encore trop d’horreur pour les nobles, et, malgré les crimes de la Terreur, il aimait encore la République. Il fallait pour les Bourbons une armée étrangère dans Paris. Refaire la République c’est-à-dire donner une constitution qui pût se soutenir par elle-même, Napoléon ne se sentait pas les moyens de résoudre ce problème. Il trouvait les hommes à employer trop méprisables et trop vendus à leurs intérêts. Enfin il ne voyait pas de place assurée pour lui-même, et, s’il se trouvait encore un traître pour vendre la France aux Bourbons ou à l’Angleterre, sa mort était la première mesure à prendre. Dans le doute, l’ambition l’emporta, comme il est naturel; et, du côté de l’honneur, Napoléon se dit: «Je vaux mieux à la France que les Bourbons.» Quant à la monarchie constitutionnelle que voulait Sieyès, il n’avait pas les moyens de l’établir, et alors son roi était trop inconnu. Il fallait un remède énergique et prompt.
Cette malheureuse France, désorganisée à l’intérieur, voyait toutes ses armées tomber les unes après les autres; et ses ennemis étaient des rois qui devaient être sans pitié pour elle, puisque la République, montrant le bonheur à leurs sujets, tendait à les précipiter du trône. Si ces rois irrités, après l’avoir vaincue, avaient daigné la rendre à la famille exilée, ce que cette famille a fait ou laissé faire en 1815[36] ne donne encore qu’une faible idée de ce qu’on pouvait en attendre en 1800[37]. La France plongée dans le dernier degré du découragement et de l’avilissement moral, malheureuse par le gouvernement qu’elle s’était choisi avec tant d’orgueil, plus malheureuse par les déroutes de ses armées, n’aurait inspiré aucune crainte aux Bourbons, et c’est uniquement à la peur du Monarque que l’on peut attribuer les apparences libérales du gouvernement.
Mais il est plus probable que les rois vainqueurs se seraient divisé la France. Il était prudent de détruire ce foyer du jacobinisme. Le manifeste du duc de Brunswick aurait été accompli et tous les nobles écrivains qui garnissent les Académies auraient proclamé l’impossibilité de la liberté. Depuis 1793, jamais les idées nouvelles n’avaient couru d’aussi grands dangers. La civilisation du monde fut sur le point d’être reculée de plusieurs siècles. Le malheureux Péruvien gémirait encore sous le joug de fer de l’Espagnol, et les rois vainqueurs eussent donné dans les délices de la cruauté, comme à Naples[38].
[31]
C’est une question très intéressante qu’il faut tâcher d’éclaircir dans un ouvrage tel que celui-ci. (
Réponse: on ne peut rien faire avant la publication des mémoires de Lucien, Sieyès et Barras. (
[32]
Il faut dire quelque chose de la manière dont il quitta l’armée et de son départ, circonstance qui tient du grandiose. (
[34]
Chaque jour ou trouvait de nouveaux*
aux portes du Luxembourg; par exemple, on y vit un jour une grande affiche représentant fort bien une lancette, une laitue et un rat (L’an sept les tuera).
* En blanc dans le manuscrit.
[35]
Les intermédiaires de Barras étaient MM. David, Mounier, Tropès de Guérin, le duc de Fleury. Voir la
[36]
Mission du marquis de Rivière dans le Midi; massacres de Nîmes; histoire de Trestaillon.