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CHAPITRE SEPT

DANS LEQUEL

JE ME FAIS DE NOUVELLES RELATIONS

Valse…

Bal, petit bal, que chante le bon Francis.

Je ne suis pas endormi. Non, ç’a été juste un grand moment de langueur, très agréable, infiniment reposant. Et à présent ça danse. Et je songe à des endroits de ma vie où ça guinchait. Je déteste danser dans une salle faite exprès pour. Je trouve ça con. Lugubre. Des mecs qui se penchent sur des nanas en attente :

— Voulez-vous m’accorder ce tango, mademoiselle ?

Le mieux, carrément, ce serait de demander :

— Voulez-vous m’accorder votre cul ? J’ai un membre de dix-huit centimètres de long sur quatre de diamètre.

Ça serait plus franco, logique. Sympa.

Mais non, leur faut l’hypocrisie : jerk, slow, la trémousse, le frotte-nombril, la sueur, zizique en tête, zizique en cul !

Pour moi, danser, c’est un soir, dans une chambre, la femme que t’aimes, que tu viens de baiser royal et t’as la reconnaissance qui te déborde de partout. Et voilà que la radio joue un truc à fendre l’âme. Alors tu la prends dans tes bras, doucement, dans les pénombres, et tu te mets à danser sur place, que ça vaut pas le coup de voyager aux quatre coins de la pièce. Il suffit, comme ça, de la serrer, toute nue, contre toi, nu aussi. Une légère agitation, à peine, pas besoin, la danse c’est intérieur, c’est dans ta tête, c’est dans ton cœur, lové au fond de tes couilles. Alors bon, tu fermes les yeux. Tu la respires comme une fleur dans le jardin, au matin, avant que les chimisteries de la ville voisine viennent s’y déposer. Tu danses ton ivresse de l’aimer et de te régaler d’elle. T’accueilles la musique parmi vous deux, dans votre intimité, parce que c’est beau, la musique ; que ça va avec tout, surtout l’amour.

Moi, danser, voilà. Debout, immobiles, le nez dans une épaule de femme, les mains sur un corps de femme qui s’est déjà donnée, se donnera encore. Danser, dans les conditions que je te dis, c’est immobiliser le temps, l’espace d’un petit air. Bloquer les aiguilles de la vie. Plus penser à rien. J’ai plein d’airs dans ma tête. Des airs aux magiques enculades. Mes partenaires sont parties de ma mémoire, mais pas la musique. Dans, le fond, elles ne furent que la musique de la musique. Le reste, c’était moi, et je reste.

La valse…

Bal, petit bal…

Dans les films de René Clair, Carné, peut-être. Mais quoi d’aussi sinistre ? Et tiens, je vais te dire : ce qu’il y a de plus lugubre en ce monde, c’est de voir deux vieilles dames danser ensemble à la fin d’une noce. Des veuvasses qui n’inspirent plus rien, pas même la compassion, pas même la politesse. Des qui s’attardent obstinément, qu’on se demande pourquoi. Et quel plaisir elles peuvent escompter, de rester là, devant les autres, toutes lourdes de leurs ans, de leurs varices et de leur solitude ? Merde ! T’aimes la vie, toi ? Moi, y a des jours, je me demande ce qu’il faudrait pour m’aguicher. Peut-être les deux vieilles qui dansent, après tout. Oui, probable… Avoir le courage de les chibrer d’importance. S’engloutir dans leurs veuves moulasses décrépites. Ça doit payer. Mais je te répète : c’est le courage qui manque. On est trop à court, on ne va jamais au bout de ses propos. On a des bouts d’idée et on s’abstient de les réaliser. C’est timorant, l’existence. Au fil des jours elle te rejette et à la fin tu meurs pondu.

Valse, valse…

Mes potesses roulent l’une sur l’autre, l’autre sur moi. Ce plancher de camionnette sent le café, la farine. Comme quoi le véhicule ne doit pas servir uniquement à piéger des connards.

Ce roulis, ce tangage, c’est signé océan, ça.

Bon, la fourgonnette a été hissée à bord d’un barlu et on navigue. Le bateau en question ne doit pas être très grand, à la façon dont il roule. Je perçois les ahanements de ses machines. Je te parie un simple contre un double que nous nous trouvons à bord d’un vieux rafiot.

Qui nous emmène où ? Loin des côtes pour qu’on nous y noie ?

Je mets mes deux mains croisées en oreiller sous ma nuque.

Tant mieux que les pécores soient out. Ça me permet de gamberger à l’aise. J’aime bien, temps à autre, faire le point. Sur un barlu, c’est tout indiqué, non ?

Je récapitule les dernières vingt-quatre plombes. Le message dans la casquette, sur la plage. La séance au palais. Le triomphe de Berthe, promue égérie du président Chiraco. Notre promenade, l’orage, les compagnons de la pluie. La grotte. L’annonce du décès de Pantouflar. Les quatre guérilleros morts. La fourgonnette.

Y a du mouvement, tu diras pas ? C’est pas Les Trois Mousquetaires, mais je ne suis pas non plus Dumas, hein ? A Eve donnée tu ne regardes pas l’Adam. Et, en prime, t’as toutes les trois cents pages de la vraie littérature, dommage que mes polars n’en fassent jamais plus de deux cent quarante ! Merde, avec leur marotte de lésiner sur le papelard, au Fleuve, ils me laissent pas ma chance. Enfin, on m’héberge quand même dans les manuels. J’en possède déjà une flopée, sans blague. Je suis dans les vrais, les grands : Larousse, Bordas, Casterman, Hatier (à cheval et en voiture), dans d’autres z’encore, aussi huppés. Tu peux pas te gourer : j’sus à la fin, dans la para-littérature. Enfin je préfère appartenir à la para-littérature qu’à la littérature de para, c’est pas le même cierge qui coule.

Et bref, bon, il vous est arrivé tout ce cirque au San Bravo.

Va nous en arriver encore, tu parles, qu’on n’est même pas à la moitié du livre !

Est-ce qu’on va naviguer encore longtemps ?

T’as pas idée ?

Moi non plus.

Seulement pour toi, ça n’a pas d’importance, t’es pas l’auteur.

Je mate mes trois grands-mères, si belles, merveilleuses avec leurs jupailles retroussées. Bigrement tentantes. Il est vraiment azimuté, Tiago, de préférer la grosse Bertha à ces sujets d’élite. Je réfléchis comme ça que j’ai droit à une séance de super gala, mézigue. Dès qu’on aura l’opportunité, je m’offre une nuit de Valpurgis digne de Louis XV, juré ! mais pour l’instant elles sont pas d’attaque, ces chéries.

Bon, je change de position, car je commence à avoir le dos en tu sais quoi ? En dolori !

Bon, me fous à plat ventre.

Bonne idée, tu vas le comprendre avant longtemps, peut-être même avant moi.

Le menton sur les manos, je considère le plancher du véhicule puisqu’il compose pour l’instant mon unique horizon.

Je ne tarde pas à remarquer qu’il est constitué par des plaques d’acier qui sont vissées bord à bord sur des longerons.

Et, tout naturellement, l’éminent Santonio se dit que s’il parvenait à dévisser l’une d’elles, hein ? Tu m’as compris tu m’as ? Pas besoin de te faire un des seins.

Tu le sais, puisque nul n’en ignore désormais, je conserve sur moi, en permanence, deux objets de toute première nécessité : mon sésame, d’une part, cet outil modèle, cadeau d’un malfrat auquel j’étais sympathique, et qui permet d’ouvrir toutes les serrures ; plus, d’autre part, depuis quelque temps, un couteau suisse, bien superbe, rouge avec sa chère croix blanche si tant miséricordieuse et rassurante. Il comporte plusieurs lames. Note qu’il ne s’agit pas du modèle géant, celui à cent lames qui remplace une usine de mécanique. C’est l’un des ya intermédiaires : une grosse et une petite lame, des ciseaux, un décapsuleur de bouteille formant tournevis, un tire-bouchon, un poinçon. L’essentiel, quoi !

Le décapsuleur. Son tournevis. Au travail ! Chaque plaque comporte vingt-six vis. La chiotte, avec des vis, c’est que tu as les dociles et les récalcitrantes. Les dociles cèdent sagement à une pression ferme. Elles « viennent » sans truc férir, ces chérubines, et c’est un vrai bonheur de les voir grimper à soi, bien droites, le corps brillant, pareilles à de minuscules danseuses qui auraient oublié leur tutu. Les récalcitrantes te font penser aux teigneux de l’existence. A ces goitreux du cerveau, malcontents, rechigneurs, tendeurs d’embûches (de Noël), qui répondent « non » avant qu’on leur ait posé une question ; qui rêvent de rendre les roues carrées et de transformer le soleil en merde. Sur vingt-six vis, tu penses bien que je me heurte à vingt pour cent de mécontentes. Je les passe outre quand elles se mettent à me snober, continuant mon turf avec les gentilles.