Sous le poste de pilotage se trouve la porte de la cambuse. Il s’agit donc pour nous quatre de franchir à découvert la distance de trois mètres environ qui sépare le fourgon de la ladite porte, sans être aperçus des deux hommes de quart (qui sont donc des hommes de moitié). Pour l’instant, ils continuent de deviser en matant sur l’avant, seulement il ne faut pas longtemps à un individu pour tourner la tête. Certes, l’homme est moins prompt que le caméléon ou le colibri branleur, néanmoins, même s’il fait de l’arthrite cervicale, un angle de nonante degrés (fussent-ils Fahrenheit) ne lui prend guère plus qu’une poussière de seconde.
Je compte sur la jacasse des deux types pour assurer la constance de leur position présente. J’explique à mes pisseuses ce que j’attends d’elles. Elles sont prêtes. Opération largage, kif les paras : go ! go ! go ! Et les voici à l’abri du rouf. Ça s’est passé avec une facilité déconcertante. Me reste plus à espérer que les déjeuneurs de l’avant n’aient pas oublié le sel ou n’aient pas besoin d’un kil de rouge supplémentaire.
A nouveau mon couteau suissaga, ce vaillant, cet indispensable auxiliaire combien précieux, entre en fonction. C’est mon tonton Agénor qui m’a initié à la beauté du couteau suisse. Il en avait une collection terrible, tonton, qu’il me montrait avec fierté chaque fois qu’on lui rendait visite, mes vieux et moi. Des à lame unique, des bilames, des tri et ainsi de suite jusqu’au mahousse des mahousses, non fourgué dans le commerce, un couteau servant d’enseigne, long de quatre-vingts centimètres et riche de cent lames dont certaines indescriptibles, que t’aurais pu pratiquer une laparotomie avec, démonter une locomotive ou construire une seconde tour Eiffel. Il l’avait acheté aux Puces, Agénor, car c’était le plus fameux pucier-man du vingtième arrondissement. Un forcené. Son univers, c’était le marché Biron, et puis l’autre aussi dont j’ai oublié le nom et qui est à deux rues du premier. Il y passait ses vékendes, l’apôtre ; fourguant tout ce qui lui tombait sous la main, des trucs obscurs, jamais commercialisés avant lui, et qu’il parvenait pourtant à brader après leur avoir fait subir une légère modification, ou les avoir dotés d’un mystérieux additif. Le risque, quand on se rendait chez tonton, c’était d’y oublier quelque chose : son imper, son pébroque, son briquet, n’importe. Dès qu’on avait tourné les talons, il engourdissait l’objet, Agénor, le remisait dans son placard magique, près des chiottes, et il fonçait ensuite le vendre aux Puces. Tu pouvais toujours revenir le chercher, pleurer que tu l’avais oublié sur sa commode ou dans le porte-parapluies du vestibule, il chiquait l’étonné, arrondissait ses yeux farineux de chat-huant qui se prend une calbombe de D.C.A. dans la poire. Mordicus il soutenait qu’il n’avait rien vu, rien trouvé : « Vous pensez bien, ma bonne Félicie, que si vous aviez laissé votre mallette chez moi, je vous aurais déjà téléphoné ! ». Il avait la voix et le maintien tranquilles et son innocence aurait impressionné un gendarme corse. Il attendait que tu caltes. Pas de pitié. Je crois pas que la cupidité le poussait, non, il obéissait à des mobiles plus enfouis, c’était un besoin de se pointer au Biron, un paxif sous le bras, et de le défaire devant ses revendeurs, ou bien, quand il traînait plusieurs trucs, il fourguait lui-même, sur un bout de carpette mitée, en bout d’allée. Et il lui est même arrivé une fois de vendre son haillon de carpette. Il était comme ça, Génor, avec ses cheveux gris séparés en deux par la raie au milieu, ce qui composait deux espèces de petites ailes sur sa tronche. Il avait un râtelier pas pensable, acheté aux puces, ça je l’ai raconté y a des lustres dans le Standinge, et qu’il s’était bricolé lui-même pour l’ajuster à ses gencives. Oui : un vice, les Puces, son aventure. Quand on se pointait dans son trois pièces, il vous détaillait d’emblée, de fond en comble, évaluant ce que vous étiez susceptible d’oublier. Vous laissiez votre manteau à la patère ? Vite il s’éclipsait pour aller accrocher son pardingue par-dessus, dans l’espoir que vous partiriez sans penser à votre propre vêtement. Un cas !
Et pourquoi je te raconte tonton Agénor à cet instant si crucial, si délicat ? Les souvenirs, c’est le chiendent de l’âme. T’as beau les sarcler, ils repoussent irrésistiblement.
Moi, du point de vue de l’action, j’en étais avec mon couteau suisse une fois z’encore. Dont je me sers tu sais pourquoi ? Pour dévisser les épissures des filins maintenant l’auto sur le pont. Comme les câbles sont neufs, c’est un jeu d’enfant. Bientôt ils sont disjoints et l’automobile redevient mobile. Alors je bondis à mon tour en direction du rouf pour rejoindre mes gentilles dadames.
— Qu’avez-vous fait ? me demandent-elles.
— Une diversion, rétorqué-je, vous allez voir.
Y a pas longtemps à patienter. Tangage et roulis conjugués ne tardent pas à libérer le fourgon de ses entraves. La voiture, malgré son frein à main, se met à glisser d’avant en arrière, à cahoter de droite et de gauche, puis de gauche à droite. Tout à coup, une lame un peu plus accentuée que les précédentes fait glisser le véhicule jusqu’au bastingage qui claque comme : une coquille de noix, du bois sec, du macaroni pas cuit, un talon d’athlète, les dents d’un poltron, des castagnettes, le compte en banque d’un producteur de films, les doigts d’un écolier, une porte dans un courant d’air, un drapeau dans un défilé, un bec, une affaire trop belle, un moribond (tu gardes la formule qui te plaît le plus et tu biffes les autres). Brusquement, le fourgon se trouve en équilibre instable, avec deux roues arrière dans le vide. Le mouvement plongeant du barlu le retient de basculer, mais sans le ramener sur l’avant. Cette pauvre Mercedes ressemble à une grosse bête blanche qui s’agrippe (de Hong Kong) mais va lâcher prise. C’est à cet instant que les deux gus du poste de pilotage s’aperçoivent du désastre. Le pilote actionne sa sirène afin d’alerter l’équipage.
Y a branle-bas de combat. Ça se pointe au pas de course. On dirait que le destin se paye leurs fioles et s’amuse à leur donner le spectacle, parce que, sitôt que les hommes sont rassemblés et qu’ils s’affairent pour tenter de maintenir le fourgon sur le pont, voilà le rafiot qui cabriole et, pouf, bonsoir tout le monde, la Mercedes disparaît.
C’est l’agitation indescriptible. Le barlu vire de bord. Les mecs galopent à la recherche de grappins, parce que la Mercedes doit flotter à la surface et ils veulent tenter de l’alpaguer avant qu’elle ne coule à pic. Un grand diable borgne, comme dans les films de corsaire, se pointe vers la cambuse. J’ordonne à mes fillasses de s’écarter. Le mec dévale l’escadrin. A la dernière marche, je le cueille d’un crochet du droit sur son lampion valide. Il croit que la nuit est tombée et il tombe aussi. Je l’assure d’un coup de talon sur la nuque. Et un de moins, un ! Le ligoter-bâillonner est facile, vu que tu disposes de davantage de corde sur un bateau qu’il n’en reste dans la réserve du bourreau de Londres.
Là-bas, à la proue, c’est le gros bidule. On s’agite, on vocifère, on brandit des gaffes, on en fait. Tout le monde crie des ordres, personne ne les exécute. Le type à l’imperméable qui se tenait au côté du pilote se pointe en gueulant plus fort que tout le monde. Depuis ma planque je peux le voir, comme tu peux voir la photographie de M. Jean-François Revel dans l’Express. C’est un gonzier un peu voûté, d’une demi-siéclée d’années, avec des lunettes et une barbiche blonde. Le gars, sans nul doute, qui chargea le mec de la plage de me remettre le message m’enjoignant de filer. Intéressant, non ?