Tu verrais la manière qu’il trépigne. Il jacte dans une langue que je ne comprends pas et qu’il m’est difficile de situer dans le vacarme ambiant.
Les autres s’agitent. Y en a un qui s’attache un filin autour du buste et qui se prépare à plonger, cependant que deux de ses potes tiennent l’autre extrémité de la corde.
Je me dis pour lors, et très succinctement, les choses ci-après : il y a sept hommes à bord. L’un étant neutralisé, il n’en reste plus que six. Sur les six, trois sont occupés à la manœuvre de repêchage, et un à celle du bateau. Ne reste de franchement disponible que le type à la barbiche et le chauffeur du fourgon. Et encore ont-ils leur attention mobilisée par ce qui se passe. Donc, c’est le moment d’essayer quelque chose. Seul inconvénient : le pilote qui regarde sur l’arrière et donc m’apercevra immédiatement, dès que je sortirai de mon abri. Seulement un vitrage le sépare du groupe arrière, et de plus il se fait un boucan du diable vers la proue. Par ailleurs, il ne peut pas lâcher sa barre. Rapidos, je fais l’inventaire de la cambuse, à la recherche d’une arme. Tout ce que je dégauchis, c’est un hachoir à viande dont la lame est épaisse comme un steak précisément.
— Vous allez voir comme les gens sont méchants, lancé-je à mes pouffes.
Et je joue ma grande superbe scène de Fort Alamo.
Sans m’occuper de rien, mon hachoir à la main, je fonce vers le groupe qui ne m’entend même pas arriver. Je suis instantanément sur les deux types arc-boutés qui retiennent leur pote. Mon coup d’épaule les propulse à la tasse et manque m’entraîner avec eux dans le bouillon. L’espace de pas longtemps, j’ai le temps d’apercevoir le fourgon dont seule la cabine avant se trouve encore au ras des flots, le reste ayant été inondé par le trou qui m’a servi à en sortir.
Je rattrape in extremis mon assiette pour faire front aux deux autres. Ma survenance semble les sidérer. Faut dire qu’il s’est produit, en des lieux réputés, des miracles plus aisément explicables que celui constitué par ma brusque présence.
— Les mains en l’air, sinon je vous fends la gueule, crié-je en brandissant mon hachoir ; fendre la gueule de mes contemporains, c’est ma spécialité.
A cet instant précis, une balle vient se planter dans le pont, à trois centimètres de mon pied gauche. C’est l’ahuri de pilote qui se paie de l’héroïsme en vrac. Je chope rapidos le chauffeur par les épaules et le place devant ma pomme. A cet instant, le verre droit de ses lunettes éclate parce qu’une seconde bastos vient de lui traverser la tronche et qu’elle est ressortie par l’œil. Je l’ai sentie, d’ailleurs, sillage brûlant contre ma joue[12].
Mon bouclier n’aura servi que l’espace d’un coup de feu et il me claque dans les doigts. Je l’abandonne pour choper le barbichu. Cézigue, tu croirais un acteur amateur hollandais dans le rôle de Trotski.
— Faites signe à cet abruti, là-haut, de cesser le feu, sinon il va vous assaisonner aussi, lui crié-je en anglais.
Il ne demande pas mieux et, de ses deux bras en ailes de moulin à vent (hollandais, je te dis !), intime au mitrailleur d’interrompre le massacre. Mais l’autre truffe humide ne l’entend pas ainsi. Il vient de découvrir combien il est sublime dans Le pont sur la rivière Kwaï et le voici qui continue de rester en position de tireur, comme dans les feuilletons bourrés de G-men, le coude gauche relevé pour former appui, la tête inclinée, un œil clos, le canon de son feu braqué dans notre direction. La situasse risque d’éterniser. Si j’avance vers le rouf, la perspective plongeante lui permettra de me cueillir. Et je ne vais pas demeurer ici jusqu’à la Saint-Trouducu, celle-ci tombant en décembre !
Alors je palpe les vagues du barbichu, et tu devines quoi. Parfaitement : il a un feu dans la poche de son imper. Un de ces parabellums qui crachent épais. Chétif comme est ce fougeux, quand il s’en sert, le recul de l’arme doit le faire tomber sur ses fesses !
De là-haut, le mec n’a pas eu le temps de piger.
Je le poivre dans la foulée, à l’instinct, sans viser. Le pistolet était branché sur le répétitif et mon nid de frelons se disperse en un gros glave terrifiant.
Là-haut, le gars a à peine bougé, simplement, sa tête s’est inclinée sur son bras replié et son feu a chu sur le pont.
— Il semblerait que les choses se soient décantées, n’est-ce pas ? dis-je au barbichu en le refoulant d’un coup de rotule dans le prosper.
Il trébuche, tombe à genoux et reste ainsi, sur le pont, comme un coureur de cent mètres dans ses starting-blocks, les mains prenant tout juste appui du bout des doigts en pattes de missile lunaire.
Je jette un œil en direction de la mer. Le fourgon s’est englouti, corps et biens. Les trois matafs barbotent désespérément. Bonne âme, je leur virgule une bouée moisie accrochée au bastingage et ils l’emparent avec ravissement. Je crie à mes rombières que tout danger est écarté, alors elles s’hasardent. Et puis, bon, je leur donne des instructions, comme quoi elles doivent dégauchir une longue corde et la lancer aux marins après l’avoir attachée à une grosse bitte.
Y a des moments, il ne faut pas craindre de laisser des initiatives aux gonzesses. Le M.L.F., je veux bien, mais alors qu’elles mettent la main à la pâte au lieu de toujours la mettre à la braguette.
Voyant qu’elles m’obéissent, je m’occupe de l’homme à la barbe blonde.
— A nous deux, Van Gogh. Le moment est venu de m’interpréter « Confession d’un enfant du siècle ».
CHAPITRE HUIT
DANS LEQUEL
JE VAIS FAIRE L’IMPOSSIBLE POUR RALLIER LE CHAPITRE NEUF
Et nous devisons.
Peu, mais bien.
Te rapporter notre converse sera l’affaire de pas longtemps, et encore j’exagère.
— Vous savez qui je suis ? questionné-je.
— Oui, répond mon interlocuteur.
— Moi, j’aimerais savoir qui vous êtes.
— Inutile.
Oh ! que j’aime pas ! Oh ! que je déteste ! Oh ! que ça me fatigue illico le système, j’entends le vrai, le nerveux ! Oh ! que ça s’engage mal ! Oh ! qu’il va lui arriver des ennuis considérables (de lièvre) ! Oh ! qu’il est téméraire dans ses ripostes, ce lunetté-barbu-blanchâtre ! Quand on kidnappe les gens, qu’on les embarque de force à bord d’un vieux barlu branlant pour une destination inconnue et une destinée plus inconnue encore, quand on les soporifie et que vos copains les révolvérisent, on surveille ses expressions, moi je dis.
— Vous jouez avec le feu ! assuré-je.
— Je suis ignifugé, assure le personnage avec un sourire crispant.
Je sors un briquet de ma poche, le bats, lui obtiens une flamme que j’approche de la barbe blonde. Ça fait « faouttttt » et la barbiche crame comme de la paille d’emballage. Y compris la tignasse du mec. Vite, il se désincendie à l’aide de son imperméable. Mais tu verrais sa bouille lorsqu’il ôte le vêtement de son foyer. T’as entendu causer des fameuses têtes de nœud réduites par les Indiens j’y vois rose (comme dit Béru en parlant des Jivaros). Eh bien, ça ! Grosse comme le poing. Misérable, caduque, imbécile, tristette. Que c’en est à se demander comment il va faire pour avoir l’air d’être vrai avec un tel chef.
— Ça vous amuse ? me demande-t-il sans s’émouvoir.
— Franchement, pas. Je tenais à vous prouver que vous vous faites des illusions quand vous vous prétendez ignifugé.
— Très drôle !
Non, mais tu sais qu’il me prend pour une patate, ce bougre d’espèce de truc informe !
— Je suis décidé à vous infliger les pires sévices pour vous faire parler, préviens-je.
Il hausse les épaules.
— Et moi, je suis décidé à les subir sans parler, mon cher commissaire.
12
Très joliment dit, on se croirait dans un vrai roman d’action ; comme quoi San-Antonio ne doit pas désespérer.