— Naturellement. Puis-je me permettre une autre question, mon sublime commandant ?
— Laquelle ?
— Le président avait honoré de ses grandissimes et fabuleusement sublimes faveurs une dame française de belle corpulence ; en est-il toujours satisfait ?
L’autre pouffe de rigolade.
— Vous voulez parler de la vaca ! Elle est dans les geôles du palais, car il en a eu vite assez ! Il est probable que Son Altesse Présidentielle la fera forniquer avec quelques porcs avant de la faire lâcher sur la grand-place depuis l’hélicoptère de l’armée, car le monumental président ne dédaigne pas la plaisanterie à l’occasion.
Il me resalue militairement.
La vedette s’éloigne.
« Mes » matelots n’ont pas bronché. Et je pige soudain la raison de leur passivité : en constatant que l’officier me saluait, puis qu’il revolvérisait mon prisonnier, ils ont conclu que j’étais bien en cour et jouissais de l’approbation du tyran. Désormais je suis tabou.
On flanque le corps à la mer.
Accoudé au bastingage, je le regarde tournoyer dans l’eau noire, à la lueur de nos feux de position. La vedette emportant mes gerces est rentrée au bercail. La nuit est truffée d’étoiles qui mirobolent au firmament. La lune voudrait bien être de la fête, mais un accumulus de cumulus lui voile la face et elle ne se montre que brièvement, lorsque son éventail floconneux s’écarte un brin.
« Et maintenant, San-Antonio, me prends-je à partie, que vas-tu faire ? »
Je suis officiellement mort. Pas pour longtemps car, lorsque nous serons à terre, les marins vont parler. Sœur Berthe est embastillée. Les trois souris se trouvent à pied d’œuvre, seule chose franchement positive dans tout ce bigntz. Car enfin, on est venu ici pour cela, hein ? Que celle qui est chargée « du travail » l’accomplisse donc. Et alors, le sol san bravien sera débarrassé de son Amin Dada.
Comment diantre va-t-elle s’y prendre pour liquider le dictateur ? Enfin, c’est son affaire. Si elle y parvient, peut-être serons-nous sortis de l’auberge ? Seulement, pour l’instant, il va falloir se mettre le nez au sec, et ici la chose n’est guère fastoche.
— Quels sont les ordres, commandant ? me demande le malabar.
— Nous retournons à notre point de départ, mon ami.
Ma décision est aussitôt répercutée. Mes gonziers s’agitent. Nous virons de bord. Bientôt nous défilons devant le yacht présidentiel illuminé. Doit y avoir fiesta sur le « El Sublimissimo presidente ».
Bonne bourre, señor presidente !
Je vais me chercher un bouffement à la cambuse afin de me défringaler l’estom’.
Je somnolais probably, vaincu par la fatigue et la nuit, bercé par la danse du rafiot sur le flot d’encre.
Et me voilà à sursauter parce qu’on vient d’ouvrir la porte du rouf à la volée. Illico je dégaine mon arquebuse. Inutile, les intentions du marin qui se tient dans l’encadrement ne sont pas belliqueuses. Au contraire, il semble plutôt avoir besoin de réconfort (des halles).
— Señor commandant, il glapitouille, l’épidémie !
J’achève de m’éveiller tout à fait.
— Comment, l’épidémie ?
— Carburo est en train de mourir, señor commandant, il est verde, et il ne peut plus respirer.
Carburo ! Qui c’est ça, Carburo ?
Je me dresse pour accompagner le matelot jusqu’au poste de pilotage. Malabar est à la barre, derrière lui, allongé sur le sol, j’avise l’homme que je fis prisonnier naguère, dans la cambuse, celui auquel mes trois copines enseignèrent le jeu délicat du coiffe-cierge polisson. Il est raidi, écumant, vitreux, cireux, soufré. Pas beau à voir. Pour tout te dire, exactement semblable, ô mon frère, aux partisans que nous avons découverts morts, le précédent matin, dans la grotte de la cascade.
— Epidémie ! Epidémie ! Epidémie ! psalmodie Malabar, par trois fois, comme le coq de Saint-Pierre.
Je me penche sur le malheureux qui en profite pour rendre tu sais quoi ? Le dernier soupir. Que je me demande bien d’ailleurs à qui il l’avait fauché.
Ce soupir ultime, si ténu, si plus rien, eh bien, je vais te dire, mon con : c’est pour moi, tout à coup, la bourrasque de la vérité. Ce souffle dernier, totalement dernier, combien menu et imperceptible, cette intime exhalaison me claironne le grand air de la vérité.
Je viens enfin de piger. De tout comprendre. Avec quelque retard sur l’horaire, j’en conviens, mais quoi, Einstein aussi a eu des ratés. Lui-même ne l’a-t-il pas été dans un premier temps ?
Mes trimelles, mon prince, mes triplées, mes sœurs catastrophes, elles ont la mort EN elles. Putes, elles la transmettent avec leurs sexes mignons. On leur a fait subir je ne sais quoi qui les a rendues semeuses de crève rapide. Elles tuent qui les baise et ne le savent point. Comme quoi, il vaut mieux être leur pédicure que leur amant ! Et sans doute ignorent-elles cette effroyable particularité. Voilà pourquoi elles chiquaient si bien l’incompréhension et l’innocence ! Ce sont d’innocentes créatures récréatives qui propagent un mal sans rémission au cours de leurs ébats. Leurs mignons frifris sont plus redoutables qu’une ligne à haute tension qui traîne au sol ; pires qu’une réelle épidémie de typhus ou de fièvre bubonique, supérieurement calamiteux. Et soudain me revient à l’esprit la remarque d’un des « Quatre » lors de notre ultime entretien avant le départ :
— Naturellement, il va de soi que vous êtes un gentleman et que vous laisserez ces demoiselles tranquilles !
Dit sur un ton tranchant, espère. Un ordre, quoi ! Et la preuve, malgré l’appétit sexuel que tu me connais, je me suis abstenu de frivoler avec mon cheptel. Dieu soit loué (avec dépôt de garantie) ! T’imagines que je me les embourbe en camarade, à l’hôtel ? La petite tringlée mutine, style sieste polissonne ! C’eût été possible, non ? Et même normal.
— Epidémie ! redit Malabar.
Je le rassure :
— Non : crise cardiaque.
— Vous croyez, señor commandant ? se met-il à espérer.
— Si. N’ayez pas d’inquiétude.
Au loin, droit devant : les feux du port… Des rouges, des verts. Et puis d’autres, plus banaux, moins fanals.
Je consulte ma montre, n’ayant pas de médecin à disposition pour me donner l’heure. Elle raconte deux plombes du mat. Je me livre à un rapide calcul, duquel il ressort (à boudin), en me basant sur les expériences antérieures et en supposant que Chiraco ait assouvi fissa sa frénésie sexuelle, qu’il ne lui reste guère plus d’une heure ou deux à vivre.
CHAPITRE DIX
DANS LEQUEL
JE CONTINUE D’EXISTER
Les bateaux, les beaux bateaux qui s’en vont vers les Amériques, que chantait Germaine Montero, jadis. T’as jamais écouté des disques de Germaine Montero ? Tu ne connais pas les chansons de Mac Orlan ? Elles sentaient bon le goudron, la mer, l’orage, la bière tournée, la pute parfumée. C’était plein de relents de frites et de cul, avec, en loucedé, l’amour. L’amour maladroit et épique des gens de passage qui se cachent dans les cynismes pour ne pas être tentés de s’arrêter une fois pour toutes, histoire de mettre leur vie à l’heure.
Moi, débarqué du rafiot (tiens, j’ai seulement pas eu l’idée de regarder son blaze) je me paie un panoramique sur le port. Qu’il soit nordique ou sudique, un port est partout le même : des grues, des rails, des bittes, des môles, des barlus paraissant enlisés dans l’eau noire de mazout.
Tout est silencieux à cette heure intermittente, équivoque, pas vivable. Il n’y a que des fantômes d’acier sombre. Et puis des senteurs nostalgiques et fortes. Et moi, à travers elles, je renifle l’odeur de nos roses pompons de Saint-Cloud. Ça m’évoque mes rentrées tardives, quand notre jardin s’en donne à cœur joie, à la brume de nuit, et que le familier s’habille de mystère. Ce que j’aimerais traverser la tonnelle, en ce moment, et puis ouvrir notre porte et retrouver cet autre parfum du gîte, et les bruits ténus de la maison en somnolence : l’horloge, le craquement des vieux meubles, le léger bruit du commutateur, chez Félicie, qui éclaire pour regarder l’heure, la chère vieille chérie, à jamais bénie.