Le petit oiseau blotti dans mon pédalier gazouille de plus en plus gaiement. Je gravis des pentes, fonce « à tombereau ouvert » dans les descentes, dénoue des lacets, ou encore je « roule à ma main » sur les espaces plats. Le beau langage de l’Equipe m’arrive pour me survolter. Alors je mets en danseuse, je dose mes efforts, je lance le sprint, je chasse derrière le peloton, je recolle aux fuyards, je revois les échappés, je mène plus souvent qu’à mon tour, je casse la baraque, et autres…
Si bien qu’en très peu de temps je parviens à Bravissimo. Il est haletant, Sana. En nage. En âge de se changer.
Je dois me raser, me baigner, me sustenter, dormir. Surtout dormir, oh, oui ! Alors, tout bêtement, tout innocemment, je regagne mon hôtel.
Faut le faire après avoir pareillement chahuté les douaniers du port, non ?
Œuf ajaccien (j’en ai classe de toujours dire œuf corse), l’hôtel est fermaga et je dois sonner pour me faire ouvrir. J’interprète différents airs assez péremptoires sur le timbre, dont les plus fameux sont : les trompettes d’Aida, la Marche des Gladiateurs, Sambre et Meuse, enfin, la Marseillaise, paroles et musique de mon excellent camarade Rouget de Lisle. C’est cet hymne vaillant, tellement émouveur, qui a raison du sommeil du gardien de nuit. Il se pointe, maussade, hirsute, vieux, malade. Ses tifs sont gris, mais furent blonds. Son visage est ridé, mais il fut altier. J’ai devant moi le spécimen type du décavé. Le genre d’homme venu de loin et qui s’est mis à mal vieillir dans un pays qui ne lui convenait pas, mais dont il n’a pas eu la force de s’échapper. Souvent, t’as des mecs qui font un complexe de concentration. Ils sont prisonniers par vocation. D’eux-mêmes, en réalité.
Et je mate ses yeux très bleus, à peine cernés par le sommeil.
— Seigneur ! grommelle le bonhomme, d’où pouvez-vous bien venir à cette heure plus que matinale ?
Je lui souris. Son accent : un beurre ! Il y a de la choucroute après les syllabes de l’espagnol qu’il pratique.
— Allemand, hé ? lui dis-je en allemand.
Il opine.
— Réfugié politique, je suppose ? Vous aviez un grade important dans la Gestape ou un service de ce tonneau. A la fin de la guerre, vous êtes parti pour les Amériques. Mais une fois ici, la carburation s’est mal faite. Vous avez créé une affaire qui n’a pas marché. Et, de fil en aiguille, vous en êtes arrivé à cet emploi de veilleur de nuit, lequel n’est lui-même qu’une étape vers le mendigotariat.
Curieux comme je suis cynique et cruel en présence de ce débris de guerre. Pourtant, je n’éprouve aucun ressentiment. A le regarder, ce vieux Teuton, on comprend qu’il a payé chérot son erreur d’aiguillage. Une vie à se disloquer, à abdiquer, à craindre. Trente-cinq piges, bientôt, de délabrance progressive.
— C’est à cause de vos insomnies que vous vous êtes fait veilleur de nuit ?
Il hausse les épaules. Malgré la vacherie de mes paroles, il conserve une attitude de souveraine indifférence. Il décroche ma clé du casier où elle attendait.
— Il doit y avoir du désordre dans votre chambre, annonce-t-il.
— Ah oui, et pourquoi ?
— La police est venue dans la soirée pour fouiller, or les policiers d’ici ne remettent rien en place.
Je prends ma clé. Je regarde Pépé Gestapo. J’hésite.
— Ils n’ont rien dit ? je demande.
— Non.
— Ce n’est guère prudent, hein ? soupiré-je en me dirigeant vers l’escadrin ; mais tant pis, je suis tellement crevé que je m’endormirais sur la bascule de la guillotine si l’on m’y allongeait.
Le veilleur d’ennui fait claquer ses doigts noueux. Dans le hall, ça produit comme le déclic d’une arme dont on retire le cran de sûreté. Je me retourne.
— Quoi donc, Herr Nazi ? je lui fais comme ça, de plus en plus mesquin et imprudent, car ce brave bonhomme n’aurait qu’un coup de turlu à passer pour que ton gentil Santantonio finisse la nuit dans un gnouf pas piqué des charançons.
— Donnez, me dit-il.
Il désigne la clé que je fais sautiller dans le creux de ma pogne.
— Pourquoi ?
Il sort une petite clé de sa poche de gousset.
— Je vais vous en donner une autre.
Et il opère le changement d’autorité.
— J’habite derrière l’hôtel, calle Santiago, au 3, une petite maison accolée aux garages. Ma chambre n’est pas très confortable mais vous y dormirez plus en sécurité qu’ici.
« Ma chambre, c’est la porte tout de suite à droite de l’entrée. Ne faites pas de bruit car j’ai quelqu’un dans l’autre chambre.
Je considère la petite clé qui a succédé à la grosse dans ma paume.
— Vous prenez de gros risques, dis-je.
Il soupire :
— Ça faisait longtemps, ça commençait à me manquer, probablement.
Pas une expression, rien. Son visage ridé demeure imperturbable.
— La solidarité entre gens de la vieille Europe ? insisté-je.
Je l’agace.
— Allez donc vous coucher ! riposte le vieillard en rouvrant la lourde de l’hôtel.
Il attend que je sorte, referme. Le verrou cliquette derrière moi.
La nuit sent l’eucalyptus parce qu’il y a une allée bordée de ces arbres odoriférants tout contre l’hôtel. J’ai un petit moment d’indécision. Le vieux SS me tendrait-il un piège ? Chasse-t-il la prime ? Il lui aurait été cependant facile de me laisser gagner ma chambre du palace, et puis de prévenir les poulets. J’incline à lui faire confiance. On ne peut pas passer vingt-quatre plombes d’affilée sur le qui-vive !
Le 3 est une masure, mais blanchie à la chaux de Pise, ce qui la requinque. La chaux, c’est l’élégance des pays ensoleillés. Ils sont pauvres mais blancs, tu comprends ? Et le blanc, c’est ce qui fait le plus défaut en ce monde, si noir.
La petite clé ouvre un gros verrou. J’entre dans du noir qui sent fort le chlore car on ne doit pas chialer sur l’eau de Javel. Un commutateur actionné me propose en échange de mon geste un escalier de pierre aux marches étroites menant à un étage bas. Une seconde porte s’interpose, qu’ouvre la même clé. « A droite en entrant », m’a averti le veilleur de nuit. Je pénètre dans la pièce indiquée et me trouve dans une chambre exiguë, aussi blanche que la façade. Elle pourrait servir de cellule à un moine, tant elle est dépouillée : un lit de fer, un placard de bois blanc, un portemanteau vissé derrière la lourde, point à la ligne.
Au mur, deux photos jaunies sur lesquelles les mouches d’une flopée de saison s’en sont donné à cul-joie. La première représente une jeune belle étrangement belle, d’une élégance d’avant-guerre et qui ressemble à la toujours regrettée reine Astrid de Belgique, décédée accidentellement à la fleur de l’âge. La seconde montre Adolf Hitler soi-même passant des troupes en revue. Au premier rang d’icelle, est un jeune officier, au bras tendu (sémaphore et fais reluire), on a tracé une croix au-dessus de son kibour, bien le signaler à l’attention générale (je devrais plutôt dire caporale, étant donné la présence du Führer).
Pas d’erreur : il s’agit bien de mon veilleur de nuit. Mais jeune, mais blond, plein de feu et d’ambition, galvanisé par une énergie à toute épreuve et qui les aura sans doute toutes connues.